UNE LITTERATURE DU TERROIR

Après un petit détour du côté d’Oran (cf. LE ROMAN URBAIN KABYLE : Timlilit n tɣermiwin de Djamal BENAOUF (Tangalt du 26/08/2024, du 02/09/2024 et du 16/09/2024), je vous ramène en plein cœur de la montagne kabyle avec le premier roman de Zouhra LAGHA, une œuvre qui s’inscrit pleinement dans l’optique ethnographique.
Avant de développer cet aspect saillant de l’œuvre, résumons celle-ci. Nous sommes dans la première moitié du 20ème siècle, dans un village kabyle, et nous découvrons les histoires croisées de deux amis d’enfance : Ssaɛid et Muḥend Akli.

Structure narrative

Le parcours du premier est rythmé par l’alternance des départs en exil et des retours au pays natal, avec des intervalles plus ou moins longs.
Le second est resté au village où il mène une vie marquée par l’insatisfaction engendrée par un mariage forcé avec une cousine, veuve, plus âgée que lui et, de surcroît, mère d’un petit garçon né d’un premier mariage. Muḥend Akli est d’autant plus malheureux qu’il avait en vue une autre fille.
Le récit, raconté par Ssaɛid, à la première personne, est composée de 18 courts chapitres dont cinq sont consacrés au parcours du Narrateur :
Chapitre 1 : Tisin tamezwarut (Premier retour au village)
Chapitre 3 : Ṛṛwah (Retour en exil)
Chapitre 9 : Tabratt i uɣrib (Lettre à l’exilé)
Chapitre 11 : Aɣrib (L’exilé)
Chapitre 18 : Tuɣalin (Ultime retour au village)
Le récit s’ouvre sur un premier retour de Ssaɛid au village (Tisin tamezwarut) et se clôt par son retour définitif après de très longues décennies d’absence. Tel est donc le récit englobant. Quant à l’histoire de Muḥend Akli (récit englobé), elle s’étale sur 13 chapitres où on le voit évoluer sur sa terre natale et parmi les siens dans une vie rythmée, elle, par la succession des saisons et des travaux agricoles. Remarquons à cet égard que 3 chapitres sont consacrés à cette dimension temporelle :
Chapitre 4 : Ḥeṛtadem (Automne)
Chapitre 5 : Tagrest (Hiver)
Chapitre 6 : Leɛwaceṛ (Fêtes religieuses)
En réalité, le chapitre 5, qui concerne principalement l’hiver, fait également une place au printemps (tafsut) et à l’été (anebdu).

Système des personnages
Il s’organise autour des deux personnages principaux évoqués plus haut :

  1. Autour de Ssaâid

Né et ayant grandi au village de Taddart Ufella (Le village d’en-haut), il perdra son père et connaîtra l’exil dès sa jeunesse. Autour de lui, on trouve :
Feṭṭuma : sa mère
Yamina : sa fiancée (qu’on finit par lui refuser)
Lɛeṛbi : compagnon d’exil en Corse
Yazid : son jeune ami tunisien qui prendra soin de lui alors qu’il tombe malade à Paris.

  1. Autour de Muend Akli

Ami d’enfance du premier, les deux ayant été élevés quasiment comme des frères. Autre point commun : le poids des traditions pour l’un, la pauvreté pour l’autre, les ont empêchés de vivre avec les filles qu’ils ont aimées. Autour de Muḥend Akli, on compte de nombreux personnages :
Dda Rezqi : son père
Nna Malḥa : sa mère
Faḍma : sa bien-aimée (qu’on lui refuse)
Taseɛdit : son épouse, plus âgée que lui, veuve et mère d’un petit garçon
Uceɛban : fils de Taseɛdit et du premier mari de celle-ci, mort tragiquement
Baya : épouse d’Uceɛban
Nna Cabḥa : mère de Taseɛdit
Lḥusin : père de cette dernière, mort en exil
Lwennas : frère aîné de Muḥend Akli, un exilé qui finira par revenir définitivement au village
Ḥemmama : l’épouse du précédent
Ḥend : frère cadet de Muḥend Akli, qui connaîtra une mort atroce, écrasé par les bœufs avec lesquels il était en train de labourer.
Weṛdiyya, Dehbiyya et Cabḥa : filles de Taseɛdit et de Muḥend Akli
Nous pouvons ajouter à ces deux listes deux figures de la marginalité et un Kabyle « civilisé » :
Nna Weṛdiyya : vieille femme démunie, à moitié aveugle, qui est souvent hébergée par la famille de Dda Rezqi
Abudali : sorte de vagabond recueilli par les villageois
Muḥend Ssaɛid n Ɛmer n Lḥaǧ : un villageois vivant à Alger, qui informera les siens de la survenue de la Seconde Guerre mondiale.

Le roman ethnographique : une longue tradition

Tu te souviens peut-être, cher lecteur, que dans mon article sur le beau roman de ZEDEK Mulud, Tiɣilt n umadaɣ (Tangalt du 29 Avril 2024), j’avais esquissé la problématique du roman ethnographique. C’est cette dernière qui a le plus retenu mon attention dans l’œuvre de l’autrice Zouhra LAGHA, née en 1987, titulaire d’un master en tamazight, professeur dans cette même discipline, et qui, comme nombre de ses collègues, s’est un jour embarquée dans l’aventure de l’écriture romanesque en kabyle. Pour en finir avec la dimension biographique, ajoutons qu’elle s’intéresse également à la vie et à l’œuvre du chanteur Meksa qui a marqué la chanson kabyle moderne des années 1970 et 1980 avant de disparaître en 1988 dans un accident de voiture en France.
Ce qui nous a suggéré la piste ethnographique aussi bien chez ZEDEK que chez LAGHA – mais elle se retrouve chez d’autres romanciers kabyles – c’est la place prépondérante qu’occupe la description de la communauté villageoise, dans ses différentes dimensions, dans leurs œuvres respectives.
Pouvons-nous considérer les auteurs évoqués précédemment comme des pionniers en ce domaine ? Non car, en réalité, les premiers à avoir produit des romans dits « ethnographiques » sont ceux de « la génération de 1952 », à commencer par Mouloud FERAOUN. “ Le fils du pauvre” a, en effet, marqué un tournant dans la littérature de langue française produite par des auteurs algériens. Avant cette génération, cette littérature algérienne de langue française avait connu une période d’acculturation et de mimétisme – des dernières décennies du 19ème siècle au début du 20ème –, les auteurs s’efforçant alors de prouver au public français, plus particulièrement métropolitain, qu’ils étaient capables d’écrire dans le français châtié qu’ils avaient appris à l’école coloniale. La génération de 1952 (FERAOUN, MAMMERI, DIB, OUARY), elle, s’est attelée à décrire la société algérienne de l’intérieur, remettant en cause le regard colonial qui privilégiait l’exotisme. Cette volonté d’affirmation de soi allait conduire progressivement vers une littérature résolument engagée avec pour porte-drapeau KATEB Yacine pendant la Guerre de libération.
Feraoun et Mammeri se sont-ils un jour imaginés qu’au 21ème siècle se lèveraient des auteurs et autrices pour reprendre le flambeau mais, cette fois-ci, dans la langue de leurs ancêtres ?
Pour revenir au roman qui nous occupe aujourd’hui, voyons comment s’y manifeste la dimension ethnographique.
Les différents éléments de description sont souvent introduits par des formules telles que :
« di tmetti-nneɣ » (dans notre société)
« ɣur-neɣ, nekni » (chez nous autres)
« akken tamezduɣt n Leqbayel di tudrin-nneɣ » (telle se présente la maison kabyle dans nos villages)
« maca nekni di taddart » (mais nous, au village)
« akka i d nekni, di taddart-nneɣ » (ainsi sommes-nous faits dans notre village)
« akka i d nekni, di taddart-nneɣ d waṭas n tudrin n Leqbayel » (ainsi sommes-nous faits dans notre village et dans nombre de villages kabyles)
« Nekni, ameṛkanti di taddart d win ikesben akal » (Pour nous, le riche est celui qui possède des terres)
« Akka i d timɛayin n ddunnit d temsirin n yimezwura, slemdent ineggura » (telles sont les histoires de la vie et les leçons des Anciens qui instruisent les nouvelles générations).

On ne peut manquer de relever la récurrence des lexèmes « taddart » et « tudrin » (« village », respectivement au singulier et au pluriel) et les références à la Kabylie (« tamezduɣt n Leqbayel », « di tudrin n Leqbayel »). Et que dire des marques de la première personne ? « Nekni » (nous) et « nneɣ » (notre) renvoient de manière on ne peut plus explicite à la communauté villageoise. C’est essentiellement le Narrateur, Ssaɛid, qui joue ici le rôle de l’ethnographe. C’est à lui que l’autrice a délégué le rôle de passeur de culture à travers le récit. Vers la fin du livre, on a affaire à un autre passeur, plus précisément à une passeuse : Yemma Malḥa, mère de Lwennas et Muḥend Akli, va s’adresser dans une longue séquence dialoguée à ses brus, Ḥemmama et Taseɛdit, pour leur raconter des légendes édifiantes liées au calendrier agricole : « Akka i d timɛayin n ddunnit d temsirin n yimezwura, slemdent ineggura ». La notion de transmission du patrimoine oral et de la sagesse qui y est attachée est clairement rendue par les termes « timsirin » (leçons) et « slemdent » (enseigner, édifier). Encore un exemple de militantisme culturel porté par un discours didactisant par lequel se signale l’autrice à l’instar de nombreux romanciers kabyles, avec plus ou moins de bonheur. Ce trait stylistique n’est pas propre à la nouvelle littérature amazighe, on le rencontre également sous d’autres latitudes, dans la littérature dite « indigéniste » des Amérindiens, entre autres.
Passons à présent en revue les principaux traits de la société kabyle traditionnelle (première moitié du 20ème siècle) que nous a présentés le Narrateur au fil du récit :
– « lewziɛa » : sacrifice d’un ou plusieurs bœufs au début de l’automne et partage égalitaire entre tous les habitants du village (pp. 38-39)
– « seksu d weksum » : suite à cette cérémonie collective, préparation d’un couscous à la viande de bœuf au sein de chaque famille (p. 40)
– Solidarité envers les nécessiteux : la famille de Dda Rezqi accueille comme chaque année, pendant les trois mois d’hiver, Nna Weṛdiyya, une vieille femme démunie originaire d’un village voisin (pp.47-48).
– « Tibucriqin n udfel » : un exemple du savoir météorologique des Kabyles, en l’occurrence les signes avant-coureurs de l’arrivée de la neige pendant la période de récolte des olives (p.48).
– La structure villageoise : « Taddart Ufella » est composée de cinq clans, chacun d’eux comportant à son tour trois ou quatre fractions. Chaque clan est représenté par un « ṭṭamen » ; quant au chef du village, on l’appelle l’« amin » (p.57).
– « Tamezduɣt » (l’habitat) : les maisons sont serrées les unes contre les autres, cette structure spatiale reflétant la solidarité et la stratégie défensive de la communauté villageoise face au danger extérieur (p. 65).
– Le mariage : ce sont les mâles les plus proches qui ont le dernier mot concernant le mariage d’une des filles de la famille : « ilaq ad asen-tiniḍ i ɛmum-is, d nutni i d imezwura di temsalt-agi n tisulya » (p. 66).
– Importance économique de l’agriculture dans la Kabylie traditionnelle : « nekni, ameṛkanti di taddart d win ikesben akal… ». Est considéré comme riche celui qui possède des terres et du bétail (p.74).
– La littérature orale comme vecteur de l’imaginaire kabyle.  On peut lire, par exemple, page 85, un chant prophylactique destiné à protéger le bébé du mauvais oeil :
Ssudneɣ-k ger wallen
Ur k-tekkat tiṭṭ i k-iemmlen
Wala tin i k-ikehen
Plus loin, à partir de la page 98, ce sont les légendes autour de la météorologie que narre Nna Malḥa à ses brus.
– Le mariage arrangé ou imposé : « D imawlan i yettextirin taqcict ». Un garçon qui aime une fille doit solliciter les parents de celle-ci par l’intermédiaire de ses propres parents (p.109).
– Le patriarcat : les garçons, même une fois grands, ne peuvent échapper au pouvoir de leur père. Ainsi, Muḥend Akli, lorsqu’il s’est agi de marier ses filles, a dû solliciter l’avis de son propre père (p. 113).
– Pratiques magiques : lorsqu’Uceɛban part à la guerre en 1942, sa mère verse derrière lui un verre d’eau, geste destiné à le protéger (p. 117).

UN ROMAN ETHNOGRAPHIQUE … MAIS PAS SEULEMENT

Si la description de la société kabyle, à travers le village de Taddart Ufella est très présente, dans son organisation sociale et politique, ses valeurs morales et son imaginaire, il ne faut pas croire pour autant que nous sommes en présence d’un roman folklorique. Le monde kabyle, dans la première moitié du 20ème siècle, évoluant dans le contexte de l’Algérie coloniale, était loin d’être fermé sur lui-même. Bien que les valeurs liées à la paysannerie fussent toujours prédominantes, la communauté villageoise ne pouvait rester en dehors des bouleversements introduits par l’école coloniale et l’émigration, réalités qui avaient émergé dès la deuxième moitié du 19ème siècle, sans compter les deux guerres mondiales qui ont éclaté à cette époque ; le malheureux Uceɛban en saura quelque chose.
Le roman dit « ethnographique », aussi bien chez les auteurs francophones des années 1950 que chez les romanciers kabyles du 21ème siècle, n’est pas exempte de remises en cause de la société traditionnelle. Ainsi, Muḥend Akli, privé de Faḍma, sa bien-aimée, et marié de force par son père à sa cousine Taseɛdit pour des raisons de solidarité familiale, va s’absenter avant la cérémonie du henné et ne s’y présentera que sur l’insistance de son ami d’enfance, Ssaɛid, missionné par le père. Bien plus grave : le lendemain du mariage, il va littéralement fuguer pendant huit jours.

 Figures de l’exil

Le deuxième aspect à avoir attiré mon attention dans Tameddit n wass tient à l’importance du thème de l’exil dans cette œuvre. Je ne peux rester insensible à cette question, moi qui vis cette réalité dans ma chair. La séparation d’avec le sol natal reste un véritable traumatisme que le confort matériel que l’on gagne peu à peu ne saura jamais guérir.
Alors quelle vision de l’exil Zouhra Lagha nous livre-t-elle ?
A travers le regard de son Narrateur (à la première personne), Ssaɛid, lui-même exilé, la France, terre d’émigration mais également puissance occupante, est vue comme un lieu de perdition. Que les personnages partent pour des raisons économiques, sentimentales (amour malheureux) ou autres, le sol natal reste la référence suprême, les valeurs traditionnelles kabyles restent ce à travers quoi on continue jusqu’à la fin de voir l’existence. Le regard sur l’exil est donc un regard de l’intérieur.

Lusin ou la face sombre de l’exil

Le père de Taseɛdit et mari de Cabḥa, poussé par la pauvreté, part d’abord pour la Tunisie avec un groupe d’autres jeunes hommes du village. De là, il embarque pour la France où il trouve ses aises. Redoutant qu’il finisse par oublier ses racines, ses parents le marient à Cabḥa, jeune fille encore adolescente, alors que lui-même est déjà un trentenaire. Au bout de huit ans de mariage, leur naît enfin un enfant, une fille, en l’occurrence, que Lḥusin ne verra que deux ou trois fois, avant de s’exiler définitivement. Et c’est dans un cercueil qu’il retrouvera le pays natal alors que sa fille, Taseɛdit, a atteint ses 12 ans.
Le parcours de Lḥusin illustre cette sorte d’exil tragique, source de déstructuration, de pauvreté et de malheur pour la famille restée au pays.

Lwennas ou la résilience incarnée

Le frère aîné de Muḥend Akli a lui aussi connu la perdition en France pendant de nombreuses années. Lorsqu’il rentrera au village par une nuit pluvieuse et froide, ses parents ne le reconnaîtront pas dans un premier temps. La réadaptation est des plus problématiques : pendant de longs mois, Lwennas sombre dans la dépression, traînant sa peine et sa culpabilité comme un vagabond. La mort tragique de son jeune frère, Ḥend, et la tristesse de ses parents l’ont profondément marqué. Il s’en relèvera pourtant un beau jour, bien décidé à racheter les terres que son père avait vendues par désespoir, rendant ainsi son aisance et sa fierté à la famille. C’est un exemple éclatant de résilience et de rédemption. Lwennas ne retournera plus jamais en France, se consacrant pleinement au travail de la terre avec Muḥend Akli. Il se mariera et aura trois garçons. Soit dit en passant, Muḥend Akli n’aura que des filles mais qu’il aimera de tout son cœur alors que son épouse, Taseɛdit, est au désespoir chaque fois que lui naît une fille.

Morale de l’histoire : rien ne vaut la vie au village et le travail de la terre. L’exil n’était pour Lwennas qu’une parenthèse malheureuse qu’il a fini par effacer pour toujours.

Ssaɛid ou l’éternel retour

Venons-en maintenant à l’un des protagonistes principaux, Ssaɛid, qui assume également le statut de Narrateur.
Sa position vis-à-vis de l’exil, est, en quelque sorte, à cheval entre celle de Lḥusin et celle de Lwennas. Plus encore que le premier, sa dernière période d’exil a été très longue (un demi-siècle), et comme le second, il a fini par revenir définitivement au village.
Il est intéressant de noter qu’on le découvre, au tout début du roman, à l’occasion de son premier retour au village et non pas à son départ : chapitre 1. Tisin tamezwarut (Premier retour). Après quelques années d’exil, il perd ses repères et c’est un jeune garçon qui lui servira de guide. Les retrouvailles avec la mère sont émouvantes. Ce retour sera l’occasion également des retrouvailles avec son ami d’enfance, Muḥend Akli, au mariage duquel il va assister. L’essentiel du roman sera d’ailleurs consacré à l’histoire de ce dernier racontée et vue à travers le regard de l’exilé.
Celui-ci empruntera de nouveau le chemin de l’exil (Chapitre 3). Au bout de quelques années, inquiet pour sa mère, il décide de rentrer au pays lorsqu’un villageois lui apprend la mort de celle-ci. Ssaɛid, anéanti par cette nouvelle, annule alors le voyage et restera en exil pendant plusieurs décennies et lorsqu’il rentrera au pays, c’est déjà un vieillard. D’où le titre : « Tameddit n wass » (littéralement, « La fin du jour ») mais que je préfère traduire par « L’automne de la vie ». Comme au début du roman, il retrouvera encore son ami d’enfance, Muḥend Akli, qui l’hébergera le temps que les jeunes du village reconstruisent sa maison tombée en ruines. Et la boucle est bouclée.

Une tragédie

L’exil et la mort
Pendant l’absence de Ssaɛid, le village a connu de nombreux changements et de nombreuses disparitions.
Tameddit n wass peut être qualifié de tragédie car si certains personnages vont mourir de mort naturelle, de maladie ou de vieillesse, d’autres connaîtront une fin tragique.
Lhusin, père de Taseɛdit et époux de Cabḥa, après avoir connu une vie de perdition en France, abandonnant sa famille, mourra en exil, événement qui plongera les siens dans le dénuement. C’est ainsi que son épouse, Cabḥa, va disparaître alors qu’elle est encore dans la force de l’âge. La mère de Ssaɛid, veuve et vivant isolée au village après le départ de son fils, vieillira prématurément et mourra alors qu’elle est encore jeune. Un autre drame de l’exil.
Une mort atroce
Nous assistons d’abord à la mort accidentelle du premier mari de Taseɛdit suite à une chute pendant la période de récolte des olives.
Mais c’est la disparition de Ḥend, le frère cadet de Muḥend Akli, qui est la plus bouleversante de toutes. Alors qu’il labourait un champ, le jeune homme sera entraîné et écrasé par les bœufs qui s’étaient emballés. Les villageois accourent et tentent de le sauver mais il finira par succomber à ses blessures. Cette tragédie plongera son père, Dda Rezqi, dans le désespoir, le poussant à vendre ses terres et à renoncer à l’activité agricole qui avait fait sa fortune et sa renommée. La famille tombe alors dans la déchéance matérielle et c’est Lwennas, l’exilé, qui lui rendra ses lettres de noblesse après le rachat des terres vendues par le père.
Chair à canon
Une autre disparition tragique : celle du pauvre Uceɛban. Après avoir connu le rejet et l’injustice dans son enfance, il finit par se marier et avoir un premier garçon, entrevoyant enfin des jours meilleurs. C’était sans compter avec les décrets impitoyables de l’Histoire. Peu de temps après le mariage, il reçoit un ordre de mobilisation comme d’autres jeunes hommes du village et mourra pour la France, en Alsace, à l’instar de beaucoup d’autres « indigènes », vers la fin de la Seconde Guerre mondiale.

PERSPECTIVES

Tameddit n wass est un roman qui mériterait de devenir un classique de la littérature kabyle du 21ème siècle. Et pourquoi pas une adaptation cinématographique ? A condition… A condition de le débarrasser des erreurs d’impression et de transcription qui le parsèment : lettres manquantes ou en trop, inversion de lettres, lettres inappropriées, segmentation fautive, signes de ponctuation manquants ou inappropriés… Bien souvent, il suffit d’une simple relecture et le tour est joué. Nous n’irons pas jusqu’à exiger des éditeurs qu’ils soumettent les manuscrits qui leur sont proposés à une équipe de correcteurs. Non, nous n’irons pas jusques là car les temps sont durs pour tout le monde comme chacun sait. Blague à part, une nouvelle édition, ne serait-ce que numérique, me paraît s’imposer pour Tameddit n wass, roman qui présente des qualités certaines. Ecrit dans un kabyle courant, il se lit sans aucune difficulté. A ce propos, remarquons que, si dans un grand nombre de romans kabyles, la lecture est rendue difficile par l’abondance de néologismes, dans Tameddit n wass, ils se comptent sur les doigts d’une main ; ils sont tellement rares qu’on serait même tenté de le reprocher à l’auteur. Or, le récit étant raconté par Ssaɛid, un homme né au début du 20ème siècle, on ne peut décemment le faire « parler » comme un professeur de tamazight du 21ème siècle, d’où le choix du kabyle courant et même du kabyle oral. En lisant, on croit, en effet, entendre la voix de Ssaɛid. Il est évident que ce choix, conscient ou inconscient, a des répercussions sur la réception de l’œuvre : certains lecteurs en seront satisfaits, d’autres la trouveront, au contraire, trop simpliste, trop facile, trop scolaire. C’est le cas de tous les romans « ethnographiques » s’inscrivant dans le courant du réalisme. Réalisme documentaire, diront certains. Réalisme photographique, didactisme et descriptivisme à outrance, manque d’originalité et de recherche littéraire, diront d’autres.

Pour ma part, je ne bouderai pas mon plaisir : j’ai aimé ce livre et, en dehors de la question de la transcription, je lui trouve certaines qualités.

Parmi celles-ci, on peut en relever la richesse narrative : le récit alterne entre la trajectoire de Ssaɛid, l’exilé, et celle de Muḥend Akli (et des siens), resté au pays ; il alterne également entre l’espace villageois et celui de l’exil. Une autre qualité : le foisonnement des événements et la tension dramatique qui caractérise certains d’entre eux. Et, pour finir, une forme d’authenticité.

Idir Amer
Yerres-Paris, Septembre-Octobre 2024

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Zouhra LAGHA, Tameddit n wass, ungal

Editions Imru, Tizi-Ouzou, 2020
128 pages, 450 DA