Quand la nostalgie convoque, au palais du présent, les plaisirs vécus, des pages surgissent des souvenirs comme un sein maternel nourrissant les lèvres qui le cherchaient. Parmi ces pages, celles voisines des feuillets qui avaient mis le malheur en danger.
C’est de L’élève et la leçon qu’il s’agit ici. De Malek Haddad. De celui qui s’est condamné au silence en voulant quitter son exil. Et pourtant cet exil n’était aussi dépaysant et le silence était plutôt assourdissant.
« L’élève et la leçon » est tout simplement somptueux. L’âme de ce texte est poésie. Son corps, habillé de prose et d’imagination rivée à une réalité têtue et complexe, est remarquablement beau. Brillamment singulier. Stylistiquement hors tradition. Et pour cause. Petites phrases. Rythmes saccadés faisant échos aux confessions et aux silences des uns et des autres. Mots en conflits. Sens en recherche de lui-même. Mais en fleuve d’émotion et d’hésitation. Les bouts de paragraphes finissent, par pudeur ou par correction, le sens tout en continuant à suspendre la communication entre un père questionnant sa trajectoire, son état, son temps et une fille révolutionnaire à la limite de l’insolence, sa propre fille. Phrases et mots peints de poésie et de déclarations parfois inattendues mais suffisamment justifiées par le questionnement, l’incertitude et l’hésitation de l’un et le courage et la fougue de l’autre. Et le narrateur déclare, sans fausse modestie : « Je ne sais pas écrire, de là procède mon injustice. Pourtant, à sa manière le malheur fait de la poésie, et la poésie me va comme un gant » (p. 40).
Les questions surgissent d’un échange d’incompréhensions, non pas en quête de réponses à des situations confuses mais comme une sorte de ponctuation d’un discours mal tenu. Il semble, à croire le narrateur, que « le vocabulaire se croit obliger de se draper dans une pompe théâtrale » (p. 44) et (/ou) qu’une « génération regarde une génération dans le dialogue impossible du duel » (p. 48).
Entre la fille, amie et compagne d’un révolutionnaire qui doit absolument se cacher de peur de représailles, souhaitant arrêter sa grossesse, car les conditions ne permettent pas de garder le futur enfant, et son père, médecin chirurgien, estimant qu’on a besoin d’enfants dans une révolution (ils sont, selon lui, l’espoir de la révolution et c’est pour eux qu’on fait la révolution), la communication est suspendue, provoquant chez le père la gravité du silence (et peut-être de la peur) et chez la fille l’obstination du caractère (ou peut-être simplement de l’insolence).
Le lecteur doit-il guetter l’évolution de ce dialogue en duel entre deux sensibilités ou se laisser bercer par la poéticité de la situation ? La question mérite bien d’être posée. Et comment !!! Un texte comme celui-là ne doit pas se lire comme on lit uniquement un livre. Un texte comme L’élève et la leçon est une cuvée rare, j’ose dire exceptionnelle ; l’ivresse est vain mot devant la magie de ses mots. J’ai eu à me le prouver à deux reprises. La nostalgie qui m’a remis sur les traces de ce texte était tellement forte qu’elle me donne sensation de plaisir profond dés le premier paragraphe :
« Je ne savais pas ma fille si belle. Insolente, agressive. Le temps n’a pas de mémoire. Je l’avais oublié. Le temps n’a pas de mémoire, mais il est un artiste. Et ces mots qui s’amusent : il fait beau… Moi, ça me faisait belle lurette que je m’étais enlaidi. Le temps ne m’a jamais réussi. J’ai pris du ventre, je fume moins. Pour dire mon âge, je crois à ma bonté davantage qu’aux quelques cheveux blancs qui se glissent dans mes idées. Les rides ne viendront jamais adoucir mon visage. Je n’ai pas la noblesse des rochers que la vague a griffonnés Je possède un état civil, voilà tout ».
Et ce texte est simplement beau. Tellement beau que sa beauté dépasse largement le cadre de la langue utilisée. Son expression verbale n’est que teinte dont la coloration invite à voir plus profondément. Et là la simplicité de sa beauté se complexifie.
La beauté de ce texte est, entre autres, dans ce face-à-face entre le rythme répété de la demande de la fille, qui souhaite avorter, et les réponses muettes de son père. En effet, les digressions se font dans le silence et en silence. Les suspensions narratives sont bien parlantes de la vie de ce père accusé à tort par sa fille. Silence est ici simulacre d’une vie qui se fait objet de questionnement, contenant pour des paroles qui hésitent à se faire entendre et un contenu difficile semble-t-il à assumer. Ce silence est à la fois en guise de réponse du père à sa fille, mais aussi de confession, à la limite d’une folie muette, d’un homme qui se dit à lui-même et aux autres (à qui veut l’entendre en fait). Digressions en silence, techniquement dialogue intérieur, thématiquement et fonctionnellement confession, constituent l’essentiel de l’esthétique dans ce texte.
La beauté de ce texte est dans ce profond questionnement mû dans une sorte de confession qui ne dit pas son nom de ce père, qui se pose l’équation de l’amour de sa fille avec l’éthique de la demande de cette dernière. Les deux faces de l’équation mises face au miroir de l’idéologie de l’un et de l’autre. Le narrateur (le père) le déclare à qui veut l’entendre :
« (…) Par contre ce que je ne leur [sa fille Fadila et Omar le compagnon de cette dernière] pardonnerai jamais, c’est d’avoir songé à « faire partir » cet enfant qu’eux seules avaient invité à venir, c’est d’avoir eu l’idée de me demander à moi le père, moi déjà le grand-père, moi presque le beau-père, de faire partir cet enfant.
Oui, c’est bien cela, je comprends la révolte, mais je ne comprends pas l’insulte » (p. 62).
La beauté de ce texte est aussi dans l’embellissement de la colère de la fille, Fadila, enceinte et amie d’Omar le révolutionnaire recherché, qui voit dans le hochement de la tête de son père, médecin chirurgien, un signe qui désapprouve sa demande d’avortement. De même, elle est, réciproquement à cet embellissement, dans le prolongement du silence du père face à la demande provocante de sa fille. Prolongement qui se poursuit dans les digressions faits d’errements dans les souvenirs et les rues de la ville qui les a accueillies, ville-culture qu’on (re)découvre à l’occasion d’un malentendu. Ce prolongement est peuplé d’incompréhensions en guise de réponse à sa fille.
La beauté de ce texte est aussi dans le balancement du rythme entre une demande concise, précise et répétitive, jugée d’une légitimité criante par l’un et inacceptable et insultante par l’autre, et une réponse, faite d’étonnement et de questionnement, dans laquelle sont élues des digressions non pas uniquement pour meubler un silence entretenu face à la provocation de la demande et à l’insolence de la demandeuse, mais aussi pour structurer le refus, le niet opposé à l’irrecevable.
Expressément poétisée par les hésitations des sens et les incompréhensions mutuelles des deux personnages, ce rythme est bonifié de coefficient du relâchement émotionnel, de questionnement frôlant la suspicion et de colère de ces derniers, l’un face à l’autre, mais par silence de l’un et insistance de l’autre interposés. Franchement sublime est l’expression du narrateur quand il met dans sa narration le sel de l’émotion et l’incompatibilité de la réaction avec la situation qui réunit un père avec sa fille comme un maître face à l’élève lors d’une leçon difficile à tenir… Qui est l’élève ? Qui est le maître ?
Le propos, tout au long du roman, gagne de plus en plus en poésie ; les vers se mettent en prose tout en restant poésie. Le summum est atteint, de mon point de vue, à la 100ième page. La suite, le lecteur hésitera lui-même aussi entre poésie et danse des mots. Beau est ce texte. Tout simplement.