Tifawtin, roman de Jedjiga Anaris, un autre récit qui décortique les entrailles de notre société, publié en 2016 par l’Agence Nationale d’Édition et de Publication (Anep) en partenariat avec le Haut Commissariat à l’Amazighité (HCA).
En lisant ce roman, le lecteur est face à des questions, notamment celle-ci, en relation avec l’intitulé du roman: doit-on continuer à suivre une tradition culturelle qui ne correspond plus aux besoins et aux souhaits individuels ? Cette importante question soulève la problématique de l’adaptation des traditions aux changements sociaux et personnels.
Ainsi, derrière l’histoire d’apparence banale du roman se trame la dénonciation de la rigidité de notre culture.
Le fil de l’histoire déroule les malheurs d’un jeune homme nommé Arezqi qui souhaite épouser une fille d’un autre clan (ṣṣef), du village d’At Σmara, alors que lui était membre de celui des At Salem. Son oncle, Mḥend, lui annonce avec gêne que cette union serait impossible en raison d’un serment ( lemɛahda ), transmis de génération en génération. Ce serment est un héritage lourd et insupportable que Mḥend a reçu de son père, qui lui-même l’a reçu du sien.
Cet extrait (p. 9 et 10) explique ce serment, comme un nœud problématique, qui sera au cœur de la douleur et de la critique des traditions qui empêchent les individus de réaliser leurs désirs :
– A mmi, efk-iyi lemɛahda, ur tɛemmideḍ ad nemnasab d At Ɛmara, ɛahed-iyi am waken ɛuhdeɣ baba !
Mḥend At Salem, ilqeḍ izen i as-d-yefka baba-s, ilqeḍ taɛkemt ẓẓayen ara iɛebbi tamara. Ɣas akken ɛerqent-as, ayen yellan ur t-yuwi ara wallaɣ-is, yeẓra ur yezmir ara ad yerẓ awal n baba-s, d annuz kan i as-d-tuwi.
Anda-kem a tigzi, anda-kem a tamussni, d acu yezmer ad yeg yiwen di tegnit yecban tagi ?
Ad yesfezwi ɣef tmasit-agi ẓẓayen ? D Awezɣi ! Fiḥel asnezgem aṭas, iḥar ad isifses ɣef baba-s yesselqafen :
– Ɛuhdeɣ-k a baba, meskud ddreɣ ur ɛemdeɣ ad yeḍru waya, ɣas ad fkeɣ tamgerḍt-iw.
Yesla umɣar lemɛahda i yessuter, ziɣ d tinna kan i iceṭnen ṛṛuḥ-is, ittuɛelleq netta rnan wid t-ittganin uḍan d wussan.
(…)
Seg imekken taɛkemt ibub i wacḥal n yiseggasen, iger-d nnehta n tukksa n uɣbel, yerna-d kra n umeslay ur nettwafraẓ, syin ur iɛeṭṭel ara maḍi “tuweḍ lamina bab-is”. Netta yemmut dayen rsent tɛekmin-is “yeksa ass-is”, ma ɣer deffir yessegra-d tiyersi, yeǧǧa-d aɛekkiṛ ara isluɣen assaɣ gar sin yisunen.
Ayen yessuter, mačči d tafawet i ireqqeɛ, d icerrig nniḍen i d-yernan, d awellih ara inejren iɣisi di tmetti [1].
Des douleurs et des incompréhensions s’accumulent pour Arezqi, son oncle Si Mḥend et la mère de ce dernier, Kittu. Ils organisent finalement une offrande pieuse (ttebyita) avec un sacrifice de bœufs bruns et de mets pour tenter de régler le conflit. Pourtant, cela ne permet pas l’union des amoureux. Le drame continue lorsque la bien-aimée décède subitement et mystérieusement, plongeant Arezqi dans le chagrin, ce qui tourmente davantage sa mère.
La solution est dans le départ. Tel un élément rejeté par un corps vieillissant ou un brin s’échappant d’une tornade, Arezqi quitte le village pour la ville, espérant y trouver l’apaisement de sa douleur. Une société qui rejette ses membres mérite-t-elle l’attachement ? Question qui interpelle l’esprit aspirant à l’épanouissement, entre autres, le lecteur.
En ville, Arezqi rencontre Dda Muḥ. Ironie du sort, lorsque Arezqi demande la main de sa fille cadette, Dda Muḥ lui raconte son histoire : lui aussi est originaire du clan des At Σmara et avait quitté son village dès son jeune âge pour fuir le mépris des siens. Cela illustre que le lieu de substitution n’est pas nécessairement un lieu d’altération, si le lieu d’origine est sclérosé. Dans ce cas, partir, rompre et changer peuvent être une opportunité salutaire pour l’identité.
Le texte de Jedjiga Anaris est parsemé de proverbes, qui apparaissent au bon moment pour enrichir la narration et les discours des personnages. Ces expressions poétiques, à la fois belles et profondes, captivent le lecteur et ajoutent une dimension supplémentaire au texte. Tifawtin devient ainsi un espace minutieusement peint pour illustrer l’état d’une société qui se complaît dans une image que lui renvoit le miroir du Temps et de l’Histoire.
Avec un titre poétique, l’auteur critique les maux d’une culture qui refuse de se moderniser. Selon Jedjiga Anaris, Tifawtin ne fait que rafistoler un habit usé, il est donc temps de le renouveler.
Mohand Akli Salhi
Essai de traduction par la rédaction :
– Fils, fais-moi le serment de ne jamais nous lier avec les At Amar. Promets-le-moi comme je m’en suis moi-même solennellement engagé devant mon père!
Mhand At Salem a reçu tel un couperet la sentence de son géniteur. Un lourd tribut à supporter sa vie durant. Éperdu dans ce choix si ingrat de la réalité qui lui faisait face, il fit de son humilité à respecter le vœu de son père son ultime recours.
Où es-tu raison? Où es-tu sagesse? Que peut faire toute âme indulgente devant ce dilemme? Est-il juste de remettre en cause ses obligations ? Impossible. Sans trop remuer ses pensées cyniques, il a hâte de laisser partir dans la quiétude son père en agonie.
-Père, je te promets, en dépit de ma vie, de respecter ta volonté. En entendant ces paroles, le vieux s’endormit dans la sérénité, comme si, des jours durant, son âme n’attendait que ces mots pour se libérer.
Ce fardeau moral qui pesait sur son cœur s’extirpa avec son dernier souffle, un soupir de soulagement accompagné de balbutiements inaudibles.
Paisiblement, il est parti, rassuré certes, mais non sans avoir légué une situation troublante. Un dissentiment qui s’installe entre deux âmes éprises l’une l’autre.
Le vœu du défunt à défaut de raccommoder la déchirure, l’a fait étendre à jamais sur des générations dans cette société déjà en décrépitude.
Mohand Akli Salhi