Dihya Lwiz (1985-2017) auteure du roman Gar igenni d tmurt, a également écrit une nouvelle Berru (ouvrage collectif de nouvelles Ifsan n tamunt publié par Editions Tira) et deux autres romans en langue arabe Ǧasadun yeskunu-ni et Sa armi bi-nafsi amamu-ka, intitulés à la fois très suggestifs et fortement poétiques.
Ce texte est d’une complexité narrative telle que son esthétique est justement inscrite dans trois aspects qui font l’originalité de l’écriture de Dihya Lwiz. Ces trois aspects sont l’interpénétration des histoires racontées, le va-et-vient entre la fiction et la réalité, qui trouve son corollaire dans le dialogue entre le passé et le présent, et la construction des histoires dans les lettres et les réaction de la narratrice, Dihya, aussi bien au journal intime de Zehra qu’aux lettres de Yuba.
L’histoire qu’on croit fondatrice du roman, celle de Faḍma Ibelɛiden, et de laquelle ce roman tire son titre, n’est en fait qu’une toile de fonds pour des histoires plutôt inattendues, l’histoire de Zehra, l’histoire de Yuba et l’histoire de Dihya. Les histoires s’élaborent au gré des lettres et des réactions à ces dernières de la part de Dihya.
Le titre de ce roman, Gar igenni d tmurt, répété trois dans le texte (p. 43, 67, et 70), trouve toute sa profondeur et sa connotation lorsque la narratrice Zehra se rappelle de Faḍma Ibelɛiden et exprime son souhait de s’adresser à elle :
« D acu ara d-aruɣ ɣef Faḍma? Ayen d-uriɣ drus ur as-ikeffu ara azal-is. Cedhaɣ-tt ad tt-waliɣ, ad as-ḥkuɣ, ad as-iniɣ amek i aɣ-gan wussan ass-a, amek i tuɣal tmurt d aftat n uksum, yal wa ihemmej deg-s yeqqar d amur-iw. Ad as-iniɣ, d kemmi i ruḥen axir, wala nekkni i d-yeggran i ddel am wa, d kemm i isuffɣen tarwiḥt gar yigenni d tmurt, wala nekkni ur d-neṭṭif tamurt, ur d-neṭṭif igenni, nekkni neqqim nɛelleqgar-asen » (p. 70).
Ce passage est très indicatif de cette esthétique mentionnée plus haut. En effet, ce passage suggère l’une des facettes de la relation entre le passé devenu historique par l’action héroïque de Faḍma Ibeɛiden et le présent, plutôt individuel et amère, de Zehra. Il est par ailleurs également porteur d’une relation entre deux histoires : celle de Faḍma Ibelɛiden et celle de Zehra. On peut donc légitimement soutenir le glissement de la signification du titre d’un personnage à un autre, d’une histoire à une autre et d’une situation historique à une autre. C’est là l’une des forces de ce texte.
A un autre niveau, dans ce texte les vies sont devenues narrations grâce aux lettres et aux réactions à celles-ci. C’est Zehra qui raconte, en français, sa propre vie dans son journal intime. Elle en profite pour glisser des bribes de vie de Faḍma Ibelɛiden. Mais le lecteur, tout comme Dihya (première lectrice de ce journal), n’en prend connaissance que par les lettres que Yuba (petit fils de Zehra) envoie à Dihya après avoir traduit le journal en kabyle. Et c’est en lettres que Yuba présente les fragments de vie de sa grand-mère. Et c’est également en réactions aux lettres que Dihya, narratrice mais aussi écrivaine, parle de ses projets d’écriture, entre autres un livre sur l’héroïne de la révolution, Faḍma Ibelɛiden, mais aussi et surtout le roman de vie de Zehra. Il y a ici une sorte de posture autobiographique des histoires et une attitude critique (commentaires et positions) vis-à-vis du quotidien, qui colle à l’Histoire (l’épisode de l’indépendance, l’épisode du printemps berbère de 80 et 81, l’épisode du printemps noir de 2001) ; les personnages comme Zehra, Dihya et à degré moindre Yuba assurent cette complexité narrative et discursive. Le chapitre 32 (l’avant dernier) est à la fois un condensé et un révélateur de cet univers narratif et de cette posture autobiographique de ce texte. En voici juste un fragment (Dihya en est la narratrice) :
« Ur ẓriɣ ara d acu i zemreɣ ad d-iniɣ seld tabrat-a n Yuba, yeɛreq umeslay, yeggugem yimru […]
Uqbel ad ldiɣ tabrat taneggarut n Zehra, ikcem-iyi lxuf, ur ẓriɣ ayɣer, amzun d lḥerma n lmeytin akked lɣaybin ɣef i tɛeddaɣ […]
Akken i teqqar Zehra deg wawal-is, ttaruɣ akken ad ḍeqreɣ urfan-iw deg lkaɣeḍ, syin akkin ad ten-ḍeqreɣ neɣ ad ten-ttuɣ kan deg tama, d awezɣi ad ten-ɣreɣ i tikkelt nniḍen. Ahat d wa i d lebɣi-s, imi deg tazwara d tamacuhut-is nettat, tebɣa ad yettwattu yakk wayen i tura, nekk ahat ur qudreɣ ara lebɣi-s […]
Maca ur ḥṣiɣ ara, acku limer tebɣa akka, ur d-tettaǧǧa kra deffir-s, tili tesreɣ ayen yakk tura, tili ddant ccfawat-is yid-s ɣer uẓekka n tatut. Ur ẓriɣ ara ma d ṣwab neɣ d leɣlaḍ imi d-sawḍeɣ iḍrisen-is seggmeɣ-ten-id deg tektabt-a […] » (pp.111-112).
Faut-il insister sur le fait que ces jeux narratifs, comme les changements de narrateurs, la posture autobiographique et la diversité des discours (journal intime, traduction, discours épistolaire, discours rapportés, etc.) marquent le texte et lui apportent une profondeur remarquable. Son esthétique en dépend.
Une dernière chose avant de clore cette lecture. Dans ce texte, on décèle une forme d’attachement à l’écriture. Chaque personnage (Yuba, Zehra, Dihya) entretient une relation plutôt obsessionnelle à l’écriture de son histoire et de celles des autres. De l’écriture cathartique au témoignage en passant par les hommages, ce texte est un espace plein de mises en abyme et de référence aux histoires à raconter d’une manière urgente et fidèle. Ceci constitue un trait important de ce texte. Il participe même, d’une manière profonde, à sa beauté.
Je ne peux terminer sans rappeler que Dihya Lwiz est également auteure d’un autre beau texte, une nouvelle intitulée Berru (publiée dans le recueil des nouvelles « Ifsan n tamunt » par les Editions Tira). Dihya Lwiz est aussi écrivaine en langue arabe ; elle est l’auteure entre autres de deux romans en arabe dont les titres est fort sont à la fois très suggestif et fortement poétique : Ǧasadun yeskunu-ni et Sa aqdifu bi-nafsi amamu-ka.
De son nom d’état civil Aouzellag Louisa, Dihya Lwiz est née en 1985 ; elle est décédée en 2017. Paix à son âme.
Dihia Lwiz
Gar igenni d tmurt
Éditions Frantz Fanon,
2017, Alger.
Mohand Akli Salhi