Si le présent article vient comme une suite à celui consacré à l’Afrique dans le roman « Yezger asaka » de Lyes BELAIDI (paru en 2019), en réalité, c’est dans « Iḥulfan » de Kaysa XALIFI (paru en 2018) que j’ai découvert ce thème. La chose m’avait bien frappé à l’époque mais sans plus car le thème principal de « Iḥulfan » est celui de la marginalisation de la catégorie des albinos (lesquels, soit dit en passant, sont davantage stigmatisés en Afrique subsaharienne, la stigmatisation pouvant aller jusqu’à la mort, les albinos étant vus comme des êtres possédés par des esprits malfaisants). Nous empruntons ici cette analyse à la préface de Kamal BOUAMARA qui dégage deux intrigues autour de deux familles…
Devoir de mémoire
En l’espace de six ans, entre 2017 et 2023, la littérature kabyle contemporaine a perdu trois jeunes auteurs, talentueux et prometteurs.
D’abord Dihya LWIZ (1985 – 2017) qui a commencé par publier en arabe avant de nous offrir en kabyle une nouvelle, « Berru » dans le recueil collectif « Ifsan n tamunt » (Editions Tira, Bgayet, 2013) et son beau roman « Gar igenni d tmurt » (Editions Frantz Fanon, Alger, 2017) dont Mohand-Akli SALHI a proposé une lecture dans Tangalt du 22 Mai 2023.
Ensuite Kaysa XALIFI (At SmaΕel, 1991 – 25 Yunyu 2018) qui nous a légué un recueil de nouvelles, « Tabratt » (Editions Ccix Muḥend Ulḥusin, 2018), un recueil de poèmes, « Kem deg-i » (Editions Tamagit, 2016) et le roman qui nous occupe ici, cité en titre, d’abord paru en auto-édition en 2017 puis au éditions Achab en 2018.
Enfin, en Mai dernier, Mhenni XALIFI (At SmaΕel, 1990 – 2023) qui n’est autre que le propre frère de Kaysa. Mhenni est un écrivain polygraphe en plus d’être chanteur. Il a touché au journalisme, à la poésie, à la chanson, au roman et à l’analyse littéraire : « Nnehta d uḥulfu » (poèmes, Tira, 2014), « Asdawan deg yirebbi n wussan », (roman, auto-édition, 2014), « Tifrat » (CD de chansons, 2015), « Nna Geltum » (nouvelles, Tira, 2016), « Imehbal » (roman, Editions Ccix Muḥend Ulḥusin, 2018), « Zeddak Mulud, Tamḥaddit d tmedyazt » (étude, Editions Ccix Muḥend Ulḥusin, 2020). On pourra lire dans Tangalt du 29 Mai 2023 l’hommage que lui a rendu Tahar OULD-AMAR.
Kaysa, la pionnière
Si le présent article vient comme une suite à celui consacré à l’Afrique dans le roman « Yezger asaka » de Lyes BELAIDI (paru en 2019), en réalité, c’est dans « Iḥulfan » de Kaysa XALIFI (paru en 2018) que j’ai découvert ce thème. La chose m’avait bien frappé à l’époque mais sans plus car le thème principal de « Iḥulfan » est celui de la marginalisation de la catégorie des albinos (lesquels, soit dit en passant, sont davantage stigmatisés en Afrique subsaharienne, la stigmatisation pouvant aller jusqu’à la mort, les albinos étant vus comme des êtres possédés par des esprits malfaisants). Nous empruntons ici cette analyse à la préface de Kamal BOUAMARA qui dégage deux intrigues autour de deux familles :
— l’amour problématique entre Yelda et Mbarek à cause de la stérilité de la première.
— la honte qu’éprouve un autre couple, Qasi et Lyaqut, d’avoir enfanté un garčon albinos, Mennad, qu’ils vont rejeter, le privant de l’affection à laquelle a droit tout petit d’homme.
Au passage, retenons que BOUAMARA, dans sa préface, souligne l’originalité de l’écriture de Kaysa XALIFI et son recours, en particulier, à des éléments de vocabulaire propres au parler de sa région (At SmaΕel, Bordj Mira, Kherrata).
Afrique, mon Afrique
Si, sur le plan thématique, l’Afrique n’est pas prépondérante dans « Iḥulfan », elle y occupe tout de même tout un chapitre : le XIV. Lmerta n Yiferkanen (pp.121-126). Ce que nous pourrions traduire par : Souffrance des Africains ou Détresse des Africains.
Le titre du chapitre souligne d’emblée l’empathie de Yelda envers les migrants subsahariens en Afrique du Nord, en Algérie, en l’occurrence.
MORCEAUX CHOISIS
Page 121. La rencontre. Yelda et son frère, Busin, attendent un moyen de transport dans une gare routière. Yelda est indifférente à la foule qui l’entoure ; c’est Busin qui, le premier, remarque l’enfant noir qui demande timidement l’aumône.
YeΕqel Busin agrud-nni ur d Azwaw i yella neɣ d Amaziɣ n Tmazɣa. Yeẓra dindin laṣel-is n tmura n Tefriqt taberkant am Mali, Nnijer d Sinigal. Aredmani iban seg wid i yettaǧǧan timura-nsen ɣaf waîas n tsebbubin, keccmen timura tiwerdanin, ttnadin ad reqqΕen addad n tudert-nsen deg-sent.
Le jeune homme est bouleversé par le sort du petit.
Iɣad-as uqcic-nni aberkan i Busin deg teswiΕt-nni, tugart mi iwala tafekka-s teɣwi s yinjan, iselsa-s ččuren d icerrigen d tfawtin, qrib ad t-ooen ḥeédi. Yeîîef taḥerrift n lxebz deg tfust-is tayeffust, yettgerdim seg-s s jjiεran. Yettban yettmettat s laẓ. Ma d tafust-is taẓelmaḍt yessemdi-tt i twattra, yettraǧu ad as-d-yesres ḥedd kra n udrim war ma yelḥem naɣ yegzem abrid i yiwen…
Page 122. La mère universelle. Lorsque Yelda découvre à son tour ce triste spectacle, elle est non seulement bouleversée mais révoltée par l’indifférence des voyageurs qui grouillent dans cette ruche qu’est une gare routière.
Imi tesεa iḥulfan, iceqqeq wul-is s tehri mi twala tugna tamezwarut n ugrud… Tesḥassef ladɣa mi annect-nni n medden n Ṛebbi ẓran-t maca ugin ad-as-fken kra. Tenεer ɣef tmetti ur nesεi talsawit deg wul-is, tessuter-as i gma-s ad ṛuḥen nutni ad aẓen ɣur-s.
Méfiance et préjugés. La réaction de Busin est inattendue ; il est bouleversé mais méfiant. Entre autres préjugés, les gens redoutent d’éventuelles maladies que transmettraient les migrants originaires d’Afrique noire.
Σni yewhem yerna yerfa Busin ɣef Yelda mi tεewwel ad telḥem ɣer umeččuk-nni. Mačči ur as-yehwi lḥal, wanag yugad ayen nniḍen ; yeḥṣa iberkanen i d-yettasen seg tmura tinaragin ttawin-d yid-sen aṭṭanen i ineqqen, i yettwasnen derrεen, ttneqqilen ɣur wiyaḍ…
Page 123. Première approche. Bravant les préjugés, la jeune femme se dirige vers l’enfant qu’elle prend par les mains, essayant d’engager le dialogue, en kabyle d’abord tout naturellement puis, réalisant qu’il ne la comprend pas, en français.
… Tugett n medden… seyyjen-d i tigawt i d-ttwalin. Maca nettat ur asen-tḍelleε maḍi ccan. Teṭṭef-it-id seg yifassen-is s tayri d yiḥulfan, tluεa-t s tezwawt.
- Ur ttneḥcam, a mimmi! ɣas rfed-d ixf-ik!
…
- Ur fehhmeɣ ara acu i d-teqqareḍ! i s-d-yenna s tefṛansist, s ṣṣut d axfaf.
…
- Ah Uki! Ur tfehhmeḍ ara tazwawt…
Page 124. La crainte de Busin. La sollicitude de Yelda envers l’enfant étranger n’est pas du goût de son frère qui craignait que les « spectateurs » ne la prennent en photo pour alimenter leurs murs facebook.
… Yettqelleq melmi ara d-tettixer dayen ultma-s ad wellin s axxam… Yeẓra ma yella tεeṭṭel ulamma cwiṭ, llan wid ara d-yekksen ttilifunat-nsen ad tt-ṣewwṛen s tɣeffalt, ad tt-xedmen di faysbuk…
Page 125. Yelda s’engage. Avant de le quitter, Yelda glisse un billet dans la main de l’enfant et l’embrasse sur la joue en exprimant le souhait de le revoir.
… Send ad d-tekker s ɣur-s, ad t-teǧǧ dayen, tger Yelda afus-is deg uqrab-is, tekkes-as-d tawriqt n xemsin alef, tefka-as-tent ad as-suddent deg kra. Yekmes uqrur-nni ungal idrimen i as-tefka Yelda, yeṭṭef-d igenni s tumert, yesnemmer-itt s uzmumeg.
Tessuden-it deg umayeg, tseggem addud-is, tenna-as:
- Ssarameɣ ad nuɣal ad nemẓer!
- Ula d nek. Ar tufat!
Page 126. Le projet de Yelda. Le chapitre se clôt par le projet que forme Yelda de créer une association dans le but d’améliorer le sort des migrants.
…Txemmem Yelda ula ɣef tdukkla… mgal ayen ak yettilin d tamḥeqranit seg umgerrad gar yimdanen. Tessaram… ad tesselhu addad n yiberkanen i yettwaḍeggren deg yiberdan, ṛwan taḥeyyaft akked lmerta…
La suite dans les idées
On peut se demander ce qui peut bien relier ce chapitre sur les migrants originaires d’Afrique noire au reste du roman. Nous avons vu que les deux intrigues principales (voir la préface de Kamal Bouamara) tournent autour de la famille : l’enfant désiré mais qui ne vient pas, dans l’une ; l’enfant qui est venu mais qui n’est pas désiré, dans l’autre. Or, le migrant dont il est question dans ce roman est lui-même un enfant. Un enfant qui viendrait remplir une case vide ? Suivez mon raisonnement.
Il est frappant de voir Yelda, la jeune femme stérile, s’adresser au petit migrant comme à son propre enfant ou plutôt comme à son bébé : « Ur ttneḥcam, a mimmi ! » Simple automatisme de langage en surface mais qui, à un niveau plus profond, pourrait être lu comme un désir d’enfant, renvoyant ainsi à la figure de la mère universelle, aimante et protectrice.
Comparaison n’est pas raison
Si Belaidi a bâti son roman, de bout en bout, autour d’un personnage central, Sayydu Maiga, qui quitte le Mali pour tenter l’aventure sous d’autres latitudes, traversant le Sahara et les hauts-plateaux pour s’établir un temps en Kabylie, avant de s’engager dans la traversée de la Méditerranée, Kaysa Xalifi n’a consacré qu’un chapitre au destin de Samuel, le petit migrant, mais un chapitre dense où se révèle la force de caractère du personnage de la femme stérile, Yelda.
Quant à l’enfant, contrairement à Saydu, un jeune homme qui a décidé de prendre son destin en main, toujours en mouvement, l’enfant, lui, ne bouge presque pas, affamé, effrayé, semblant ballotté par les événements et cloué là par la poigne de fer de la déshérence. La position statique de Samuel peut s’expliquer, du moins en partie, par son jeune âge, sa fragilité et sa dépendance vis-à-vis des adultes. Pourtant, il est des enfants qui, confrontés à la difficulté, peuvent réagir par des actes relevant de la délinquance. Mais non, notre petit Samuel n’a pas ce profil ; XALIFI nous le montre en train de mendier, grignotant un morceau de pain d’une main et tendant l’autre, l’air absent, machinalement, comme s’il n’attendait rien des autres. C’est pourquoi Yelda, la bonne fée, généreuse et sensible (imi tesεa iḥulfan, iceqqeq s tehri wul-is ; tenεer ɣaf tmetti ur nesεi talsawit ; teṭṭef-it-id seg yifassen s tayri d yiḥulfan…), lui apparaît comme un véritable miracle.
Miracle
Mais il est d’autres miracles, et la littérature (et l’art, plus généralement) en est un. Si j’ai écrit ces quelques lignes, c’est parce que d’autres, plus jeunes que moi, aujourd’hui disparus, en ont écrit un jour, traces fragiles mais tenaces. Je n’ai jamais rencontré, je veux dire physiquement, ces personnes qui nous ont quittés mais leur esprit me fait signe à travers chacune des lignes de chacun des écrits qu’ils nous ont légués.
Iḥulfan de Kaysa XALIFI
(Préface de Kamal BOUAMARA)
Editions Achab,
Tizi-Ouzou, 2018