Si l’on se réfère à la chronologie placée par l’auteur en fin d’ouvrage (Asaru umezruy, pp. 218-219), ce périple débuterait vers -230 (départ d’Hamilcar et de son fils Hannibal pour l’Espagne) et s’achèverait vers -218 (retour d’Hannibal à Carthage après l’échec de la prise de Rome).

Maher fait partie d’un groupe de jeunes hommes qui rêvaient de quitter Tibest pour la prestigieuse Carthage. Voici résumé son parcours : Tibest – Carthage – Espagne – Carthage – Tibest – Carthage – Espagne – France – Italie – Carthage

Agadir n Roma, qui est d’abord un roman historique, est également un roman d’aventures et un roman picaresque, un roman d’initiation car, au fil des différentes étapes de son périple, le héros va vivre toutes sortes d’expériences et d’épreuves, frôlant parfois la mort. La dimension picaresque du roman réside dans la diversité des milieux sociaux et des espaces géographiques dans lesquels le héros va évoluer. Ainsi passera-t-il de la société agro-pastorale de sa Tibest natale à la capitale fascinante de la puissance carthaginoise ; de sa modeste demeure familiale au palais d’Hamilcar à Cadix ; des Aurès aux Alpes… Notons ici la dimension proustienne de l’écriture d’U Lamara : la découverte des Alpes sera l’occasion d’un flash-back où Maher va se remémorer la fuite de sa famille alors qu’il était enfant pour se réfugier sur les cimes des Aurès auprès des leurs. On retrouvera ce procédé tout au long du roman. Au-delà de la technique littéraire, on peut y voir l’importance de la mémoire aux yeux de celui qui écrit, et qui écrit des romans historiques en l’occurrence.

Une fois à Carthage, Maher et ses camarades sont recrutés comme soldats avec pour mission d’augmenter la puissance et le prestige des adorateurs de Baal en Espagne et dans toute la Méditerranée. Notre héros va guerroyer en terre ibérique sous les ordres d’Hamilcar mais viendra le temps où il ira plus loin lorsque Hannibal va entreprendre son incroyable aventure militaire qui a pour objectif la prise de Rome. Avant cela, il reviendra en terre africaine afin de recruter de nouveaux soldats et de trouver des appuis parmi les sénateurs carthaginois au projet de son élève et ami, Hannibal. Ce sera d’ailleurs l’occasion d’une virée à Tibest qu’il trouvera bien changée.

De retour en Espagne, il traversera en compagnie du chef carthaginois la France et les Alpes pour se retrouver en Italie… Mais nous en avons probablement trop dit sur ce périple. Laissons-en un peu au lecteur et abordons des aspects plus techniques.

Ecrire un roman historique en kabyle

Il ne s’agit pas ici de délivrer des recettes mais plutôt de voir comment l’auteur a négocié certaines difficultés liées à cette variété romanesque, singulièrement lorsqu’on s’y adonne dans une langue longtemps minorée et confinée dans des usages oraux.

On peut d’abord s’interroger sur le choix du sujet ou de la période historique. Qu’est-ce qui a poussé un jour U Lamara à se lancer dans un récit sur la période phénicienne de notre histoire ? Etait-ce une impulsion spontanée ou bien son geste s’origine-t-il dans telle ou telle lecture, Salammbô de Flaubert, par exemple ? Ou bien un livre d’histoire ? Une production littéraire ou artistique en général ne survient pas ex-nihilo, elle repose forcément sur des productions culturelles et intellectuelles qui l’ont précédée. Pour autant, ce qui importe, c’est la part de création personnelle qu’y injecte l’auteur, sa façon de s’approprier ce background. Cette singularité peut se manifester de différentes façons. Sur le plan littéraire, il s’agira entre autres du style, du vocabulaire, des techniques narratives, de la rhétorique, du dispositif énonciatif, etc… Nous avons vu que la dimension idéologique y est également à l’œuvre à travers la volonté de reconquête de notre histoire, de son amazighisation, en prêtant aux héros, animés par l’esprit de résistance et par le patriotisme, des projets tels que l’organisation spécifique d’une cavalerie numide et, au-delà, d’une unification de l’ensemble amazigh.

Cette volonté d’amazighisation est d’ailleurs toujours d’actualité. Sur le plan politique, avec les difficultés que nous connaissons, et, plus modestement, sur le plan linguistique, singulièrement depuis l’avènement de l’enseignement de tamazight et de sa reconnaissance en tant que langue nationale et officielle. Qu’en est-il dans l’écriture d’un roman historique ? Chez U Lamara, cela se manifeste dès les premières pages du roman à travers l’amazighization des toponymes et des anthroponymes. Ainsi, Tébessa (la Theveste des Romains) est nommée « Tibest ». Les personnages, quant à eux, s’appellent Maher, Gider, Daḥu,  Djendel ou … Mastan. Ce dernier est, selon l’auteur, l’équivalent amazigh du fameux Mathos tel qu’orthographié par l’historien et homme politique grec, Polybe (-200 à -120). Fameux par son rôle moteur dans la guerre des Mercenaires qui a opposé ces derniers à la puissance carthaginoise entre -241 et -238.

Le « Mathos » de Polybe est le résultat d’une altération, plus précisément d’une hellénisation de l’original libyque. Mais comment retrouver ce dernier ? Dans le cas de l’aguellid Massinissa, nous pouvons rétablir le nom amazigh Masnsen en nous appuyant sur l’épigraphie. En effet, sur les stèles dont nous disposons aujourd’hui, celles libyco-puniques de Dougga en Tunisie, par exemple, nous lisons la suite en caractères libyques M-S-N-S-N. Nous n’avons rien de tel pour le héros de la guerre des Mercenaires ; le seul document que l’histoire nous ait légué est signé Polybe. Le romancier contemporain peut dans ce cas soit garder la transcription de l’historien grec de l’Antiquité en lui conservant sa prononciation hellénisée, soit décider de l’appeler autrement en inventant ou en puisant dans le stock d’anthroponymes existants ou vraisemblables, ce qui a été le choix de notre auteur : Mastan (protecteur, défenseur, en touareg ; avocat en néo-tamazight).

Dans une note en bas de page (pp.18-19), l’auteur affirme que son nom en tamazight est : Mattan ou Mastan. Quand bien même il n’y aurait, à notre connaissance, aucun document historique attestant cette appellation, nous respectons cette « traduction » ou plutôt cette adaptation de la part du romancier qui a le mérite de proposer un équivalent aux consonnances bien berbères et tout compte fait, pas trop éloigné de la transcription altérée du nom original.

L’histoire ayant partie liée avec la géographie, examinons quelques toponymes présents dans le roman. « Carthage » devient « Taqerdact » sous la plume du romancier kabyle qui s’appuie sur le nom punique de la cité : « Qart-hadact » qui signifie cité nouvelle (cf. note en bas de page 21). Pour une oreille kabyle, le nom « Taqerdact » semble familier car il rappelle le substantif masculin « aqerdac » (carde pour fibres de laine).

Le fleuve Medjerda, le Bagrada ou Magradas des Anciens devient « Amegrad ». Deux remarques s’imposent ici. En premier lieu, une remarque liée au genre : l’auteur a opté pour le masculin alors que le nom semble être au féminin, la désinence arabe « a » renvoyant le plus souvent à la marque du féminin « t » comme dans Bouira, Ghardaïa, Batna, respectivement Tubirett, Taɣerdayt et Tabatent en tamazight. Par ailleurs, la consonne affriquée « ǧ » est remplacée ici par « g », ce qui n’est pas fautif car l’alternance « g », « ǧ » est bien attestée en dialectologie berbère (argaz, arǧaz…)

La ville espagnole Cadix, d’abord appelée « Gades » par les Carthaginois, est amazighisée en « Gadir » (de « Agadir » selon l’auteur).

Comme nous le voyons, la difficulté pour un romancier qui écrit en tamazight est d’ordre essentiellement linguistique. Rétablir l’étymologie d’un anthroponyme ou d’un toponyme, en l’absence de tout document écrit, ce qui relève de la linguistique historique, requiert à la fois une bonne connaissance de la morphologie, du vocabulaire amazigh dans ses différentes variétés, et de la phonologie. En l’absence d’archives, on ne peut qu’émettre des hypothèses en évitant les étymologies trop faciles, pour ne pas dire fantaisistes.

Pour le reste, le romancier amazigh, comme n’importe quel autre romancier, ne pourra faire l’économie de recherches documentaires, parfois très poussées, afin de ne pas trop s’éloigner de la vérité historique même s’il ne lui est pas interdit de faire preuve d’une bonne dose d’imagination afin de suppléer aux « blancs » de l’histoire que les chercheurs n’ont pas encore réussi à combler.

Aumer U Lamara,
Agadir n Roma, ungal
Editions Achab, Tizi-Ouzou, 2018