C’est à Ouacif, dans l’un des nombreux cafés du chef-lieu de la commune, que nous avons rencontré Slimane Chabi. En cette matinée du premier vendredi du ramadhan Ouacif peine à se réveiller. Slimane Chabi eut l’amabilité d’échanger avec nous et répondre à nos questions, avant de nous séparer,  juste avant  la prière, une prière spéciale pour « quémander » la pluie.

Tangalt: Bonjour  Dda Slimane. Commençons par une question classique : qui est Slimane Chabi ?  Comment vous définiriez-vous ?
Slimane Chabi : J’ai d’abord été  tailleur, c’est une période  qui a vraiment  compté dans ma vie. La fréquentation du milieu ouvrier, les dortoirs, les petits hôtels, l’agitation, la vie de la rue de la Lyre, la rue de Chartres… le génie populaire,  vous forgent  une éducation sociale des plus solides. C’était aussi  la période où j’ai découvert le milieu artistique algérois, où j’ai connu la grande majorité des artistes de l’époque. Leur fréquentation m’a permis d’améliorer mes connaissances et d’aiguiser  mon sens de l’observation. Mais je n’ai pas été que tailleur… (rires) comme on dit : 12 métiers, 13 misères ! Je  fus tour à tour  apiculteur, pâtissier, boucher, aviculteur, éleveur de bovins, agriculteur, maçon et j’en passe. Mais ma passion c’est la poésie et le seul métier que j’aurais aimé exercer sans interruptions, sans empêchement est le métier de chanteur.
Tangalt: Il y a comme un regret …
Slimane Chabi : Oui,  je ne fais plus de scènes  parce que  de déception à une autre on finit par désespérer. Le milieu est devenu  très difficile,  pas en terme  de qualité malheureusement. Je ne comprends plus le mode de fonctionnement et je n’adhère pas à cette méthode où l’aplaventrisme est de rigueur, ce n’est plus le talent qui compte pour  monter sur scène c’est plutôt le nombre de… bottes léchées ! Pour faire un plateau, il faut connaitre l’animateur et le reconnaitre à la mangeoire et à l’abreuvoir   .
Tangalt: Ceci voudrait dire que vous ne produisez plus ?
Slimane Chabi : Au contraire ! Débarrassé des soucis de promotion et des problèmes «  techniques »  je me consacre entièrement à ma passion première la poésie.
Tangalt: Votre dernière composition date de quand ?
Slimane Chabi : D’hier soir, elle parle justement de vérité dont elle porte le titre d’ailleurs. La vérité qui justement  est en passe de devenir  un sujet tabou.
Tangalt: À ce propos, existe-t-il des sujets tabous que vous n’abordez pas ?
Slimane Chabi : J’ai toujours obéi à ma sensibilité d’artiste. Dés qu’un sujet m’interpelle j’en fais un poème sans complexes et sans tabou. J’ai tout  un recueil  de poésies grivoises que j’aimerais éditer à défaut de pouvoir les chanter ! Sinon ma discographie parle d’elle-même. J’ai toujours clamé mes incertitudes et mes convictions qu’elles soient d’ordre politique, sociale ou religieuse dans un style  simple accessible et souvent  humoristique, ce qui est ma marque de fabrique.
Tangalt: D’autres œuvres inédites ?
Slimane Chabi : Des cahiers pleins de poésie de scénarios et de chansons ! 80 titres en tout attendent un ciel plus clément,  c’est à l’image de cette météo étouffante et décalée : la saison tire à sa fin et Anzar retient son eau. Je viens de mettre la touche finale à un scénario  initialement promis pour « Lewhama » qui n’a pas été pris, ils ont utilisé une de mes chansons « atgawez mama ». En  plus j’ai un « chantier » qui  date de quelques années et qui me tient à cœur  c’est  le dialogue enter deux âmes, l’âme   de Mohya  et l’âme de Slimane Azem. C’est  un dialogue que  je fignole au gré de l’inspiration au jour le jour.
Tangalt: À propos de Mohya …
Slimane Chabi : On s’est beaucoup  fréquenté à Paris. On a passé des journées entières dans sa boutique, à discuter, à rêver et à composer. La mort de Mohya est une immense perte pour notre culture, artistiquement je le place en compagnie de Slimane Azem sur le même podium. C’étaient des artistes très proches de leur public. Ils utilisaient la langue de tous les jours pour dire des merveilles, ils n’hésitaient pas à convoquer des termes crus et des expressions populaires qui  blessaient quelques oreilles chatouilleuses mais qui enchantaient les Kabyles qui avaient l’impression qu’enfin la parole leur est donnée.
Je me souviens de Cherif  Kheddam qui fulminait contre moi parce que j’ai osé placé le mot « aghyul » dans une de mes chansons, il m’en a voulu longtemps,  plus tard  j’ai compris cette détestation courtoise mais  néanmoins  pressente,  c’était à cause  de l’hommage que j’ai rendu à Slimane Azem en 1965 «  A ṭir lbaz ay aḥrur / Ifazen af leḍyur / A mmi-s n Wagni geɣran /). J’admirais Dda Slimane, un peu plus que tous les autres que je regardais de loin au « Tonton-ville » : Said Hilmi, Kamal Hamadi… Sans pouvoir intégrer le groupe. Mes poèmes kabyles « jugés trop directs » ne passaient pas ….
Tangalt: Justement, comment avez-vous percé ?
Slimane Chabi : Grace à l’émission «  Maɛa el huwat », « Avec les amateurs » de Zohir Abdelatif il est intéressant de raconter  que je suis passé dans cette émission comme chanteur arabophone. Ma poésie en arabe dialectale plaisait mieux (rires)…  Eh! oui je compose aussi en arabe. Issu d’une famille de résistants, père invalide de guerre, des oncles au maquis, mes premières compositions parlaient d’indépendance et d’Algérie. J’ai quitté l’école très tôt, exclu par le conseil de discipline pour avoir rossé le fils du maire un certain Florent Sylvain, c’était du côté de mon patelin d’enfance « El Aɛyoun » (Taine) entre Thniet El Hed et Tissemsilt.
Je me souviens aussi que nous étions les seuls Kabyles du coin mais il était interdit de parler l’arabe et le français à la maison. L’arabe c’était pour le village ou le marché et le français pour l’école. Ce trilinguisme précoce est peut-être un facteur déterminant dans ma vie artistique. Mon premier album parlait exclusivement de la guerre et de l’Algérie, il était en arabe algérien, sorti aux éditions Bahia Phone.
Tangalt: Parmi vos chansons, laquelle est votre préférée d’?
Slimane Chabi : On ne choisit pas parmi ses enfants mais certaines sont marquantes il m’arrive d’en regretter une spécialement.
Tangalt: Laquelle et pourquoi ?
Slimane Chabi : « Ya Σeryanet erras » qui était  acerbe et d’un humour, j’ai fini par l’admettre, un  peu misogyne. J’ai d’ailleurs essayé de réparer l’injustice dans un texte plus récent toujours dans un arabe dialectale algérien. Intitulé« Dihya teched εlikum ».
J’ai d’autres chansons marquantes à l’exemple de « Tura dayen » passée lors de la première émission de «Iɣennayen uzeka » et admirablement reprise par L. Ait Menguellat.
Une autre chanson devint célèbre longtemps – interprétée par Boualem Awadi, elle continue à passer encore aujourd’hui, il s’agit de : «Fkiɣ-as rray i Muḥ ».
Sinon le meilleur poème c’est celui qui est en composition … C’est le prochain.
Une autre m’a valu une convocation à la gendarmerie avec confiscation du passeport durant une année, c’était en 1984 pour « Aka i d Lzayer ». Une autre encore dans le même registre, la même année, m’obligea à des explications poussées devant le brigadier qui ne voulait comprendre qu’on pouvait chanter « Min ǧibalina » en kabyle.
Tangalt: Et parmi vos fréquentations qu’elles sont les plus marquantes ?
Slimane Chabi : Je n’oublierais jamais l’émotion de Hnifa, la sincérité souvent désarmante de Slimane Azem qui s’assumait entièrement, l’intelligence de Mohya, comme je suis honoré de compter parmi mes amis les plus grands noms de la poésie et de la chanson kabyle actuelle.
Tangalt: Un projet, un rêve pour terminer ?
Slimane Chabi : Je rêve qu’enfin mes poème dormants voient le jour sous forme de recueil à défaut d’être chantés.  Je rêve qu’Anzar enfin daigne arroser la terre de sa généreuse pluie.

Entretien réalisé  par Djamel LACEB