Sous le signe du tragique
On a coutume d’associer le nom de Zedek Mulud, le chanteur, à celui de Matoub. On a même tendance à considérer l’auteur de « Liḥala n tmurt » comme l’héritier de l’œuvre et de la mission du rebelle assassiné en 1998. Même style musical que l’on désigne, faute de mieux, par le syntagme « Chaâbi kabyle ». Même démarche artistique : la chanson au service de l’engagement identitaire et social.
Pouvons-nous aller jusqu’à dire : même vision tragique du monde ? On sait la place qu’occupe le thème de la mort dans l’œuvre de Matoub, et ce, dès le début de sa carrière quand bien même il était plus présent lors de la Décennie noire. Et c’était loin d’être un simple objet d’étude ; le barde vivait littéralement la mort dans sa chair si l’on peut dire, il avait une prescience certaine de la fin violente qui l’attendait. Qu’en est-il chez Zedek et, en l’occurrence, dans ce premier roman qu’il vient de nous offrir ?
Avant de répondre à la question, présentons d’abord l’œuvre.
Meqran Premier, Meqran II et les autres
Nous faisons d’abord connaissance avec un certain Meqran n At Umeqran natif du village de Tiɣilt n Umadaɣ qui donne son titre au roman. Notre héros, après avoir combattu le colonialisme français durant la Guerre de libération, va reprendre les armes en 1963 lorsque Ait Ahmed, leader du FFS, décide de s’opposer militairement au nouveau pouvoir en place dans l’Algérie fraîchement indépendante. Cette fois-ci, Meqran n’en réchappera pas ; il tombera pendant un accrochage. Lors de ses funérailles, sa femme Cabḥa va accomplir un geste par lequel elle signifie qu’elle est enceinte : elle ôte sa ceinture et la pose cérémonieusement sur le cercueil de son mari.
L’enfant qui va naître s’appellera… Meqran, second du nom. Son nom complet est en fait : Meqran n Meqran n At Umeqran. Et pour ne rien gâter, le lecteur doit savoir que, plus loin dans le roman, il y aura encore un autre… Meqran. Mais nous anticipons.
A la mort de Meqran le Maquisard dans la première moitié des années soixante, Cabḥa se retrouve donc seule avec un enfant dans le ventre. Vraiment seule ? Pas vraiement. C’est là qu’intervient un personnage haut en couleur qui mériterait à lui seul tout un roman : la vieille Nna Mekyusa, adulée des villageois, installée chez la veuve, s’occupant de celle-ci et de son enfant.
Nous faisons également rapidement connaissance avec un groupe de personnages alliés de Cabḥa et du petit Meqran : un certain Dda Muḥend, sa femme Feṛṛuǧa et leur bru Wiza, qui seront de véritables bienfaiteurs pour la veuve et l’orphelin.
Cette dimension sociologique de la réalité villageoise informe l’ensemble du roman. La solidarité, cette solidarité qu’a connue le peuple algérien durant la Guerre de libération et, au moins, dans les premières années de l’indépendance, en est un aspect des plus saillants.
Réalisme ethnographique
Lorsque j’étais étudiant en langue et littérature françaises à l’université de Constantine au début des années 1980, l’une de nos grandes références était à La littérature algérienne contemporaine de Jean Déjeux (PUF, QSJ, 1979). Dans ce panorama critique, les premières œuvres de écrivains algériens de langue française du début des années 1950 étaient rassemblées sous l’étiquette « littérature ethnographique ». Ainsi en est-il de : Le fils du pauvre (1950) et à La Terre et le sang (1953) de Mouloud Feraoun, La Grande maison de Mohammed Dib (1952) et La Colline oubliée de Mouloud Mammeri (1952). Cette dimension ethnographique se manifestait à travers la description de la vie traditionnelle dans les villages de Kabylie (Feraoun et Mammeri) et dans les quartiers populaires des villes (Dib). Si ces premiers auteurs s’attachaient ainsi à dépeindre le mode de vie traditionnel, les us et coutumes ainsi que des éléments de la tradition orale (contes, poèmes, proverbes…) de leur peuple, ce n’était point par misérabilisme, c’était pour affirmer une manière de vivre des populations dites « indigènes », remettant ainsi en cause la vision coloniale faite de préjugés et de clichés.
Des décennies plus tard, alors que ma vie d’étudiant n’est plus qu’un lointain et vague souvenir, ne voilà-t-il pas que j’éprouve la curieuse impression de retrouver la même démarche dans des romans algériens du 21ème siècle écrits cette fois, non plus dans une langue étrangère mais… en kabyle. Je songe en particulier à Tameddit n wass de Zouhra Lagha (Editions Imru, 2020). Et j’éprouve la même impression dans Tiɣilt n Umadaɣ. Zedek est, à n’en pas douter, un auteur du terroir.
Nous illustrerons ces thèmes à caractère sociologique plus loin dans les morceaux choisis.
Le retour du même
Reprenons le fil de l’histoire. En 1980 éclate le Printemps berbère. Meqran II est alors lycéen. Comme son père tombé au combat, il va s’engager en manifestant avec les étudiants. Il est arrêté et tabassé. Cabḥa est catastrophée : elle a perdu son mari et voilà que son enfant, son fils unique, se met à son tour en danger !
Mais d’autres péripéties attendent notre jeune héros. C’est ainsi qu’il nouera une idylle avec Jeǧǧiga qu’il se propose d’épouser à l’issue de son cursus universitaire. C’était sans compter avec les coups du sort. Mobilisé par le service militaire lors de la Décennie noire, il sera capturé lors d’un accrochage avec les terroristes islamistes mais réussira à s’enfuir pour se réfugier dans la clandestinité.
Meqran reviendra-t-il un jour au village ? Jeǧǧiga aura-t-elle la force et la patience de l’attendre ? Pour satisfaire votre curiosité, il vous suffit, comme l’a fait votre serviteur, d’acheter le roman publié par les Editions Koukou ; il ne vous en coûtera que la modique somme de 1200 DA. Après tout, c’est (un peu) moins cher qu’un kilo de viande de bœuf mais beaucoup plus saignant.
Un chanteur dans la République des lettres
Lors de la campagne de promotion de son roman, Zedek s’est montré, comme à son habitude, d’une grande modestie. Il ne se considère pas véritablement comme un romancier et, à l’entendre, il ne se serait engagé dans l’écriture romanesque, lui, l’auteur-compositeur-interprète dont le champ d’intervention est plutôt celui de l’oralité, il ne se serait donc mis à écrire de la prose narrative que par une forme de militantisme, avec le désir d’apporter sa pierre à la grande œuvre de promotion de la langue amazighe dont la survie dépend de son insertion dans la modernité par le biais, notamment, du passage à l’écrit. Dans les interviews que j’ai pu suivre dans le cadre de cette campagne, notre chanteur-romancier sollicite humblement l’avis des « spécialistes » de la littérature amazighe concernant sa première tentative romanesque.
Loin de moi la folie de me considérer comme un « expert » en quoi que ce soit, encore moins en littérature kabyle, et ce, nonobstant mes diplômes en littérature et linguistique françaises. C’est plutôt en praticien de la littérature amazighe (poète avant tout, romancier accessoirement) que je me permettrai de formuler amicalement (il se trouve que je suis né la même année que notre auteur et que je suis moi-même, fort modestement, un chanteur-écrivain) quelques remarques.
Prestige du roman
Primo, je trouve que notre romancier s’est par trop bridé : alors qu’il aurait pu donner libre-court à sa créativité de poète, le roman permettant toutes les libertés, toutes les audaces, Zedek, cet aḥeddad n wawal, ce ciseleur de mots adoubé par Matoub himself, probablement intimidé par le prestige du genre romanesque, s’est contenté d’une écriture trop réaliste, trop prudente, trop conventionnelle, en particulier dans les descriptions (page 130 : “aggur deg yigenni, Jeǧǧiga di lqaɛa”), les dialogues (p.64, par exemple) et la fin, trop prévisible à mon goût.
Le casse-tête chinois du lexique amazigh
Secundo, et c’est là un trait que l’on retrouve dans nombre de romans kabyles, on relève dans Tiɣilt n Umadaɣ un rapport problématique au vocabulaire (c’est peut-être là la maladie infantile du roman kabyle) :
Page 10 : “Meqqran yessulli neɣ yezweǧ”
Page 73 : “n temdint neɣ n teɣremt”
Page 154 : “taḥanutt n yisufar neɣ isɣiran”
La conjonction de coordination « neɣ » traduisant l’équivalence entre les mots qui composent la paire de synonymes, signale nettement l’irruption de l’auteur dans le récit avec sa casquette de maître d’école pour donner un équivalent aux mots : yessulli, tamdint et isufar, soit en puisant dans le kabyle courant, dans les autres dialectes ou dans les néologismes.
Plutôt que d’introduire ainsi une cassure dans le récit, on pourrait proposer l’explication à travers une note en bas de page (de préférence au glossaire en fin d’ouvrage) que le lecteur prendra la peine de lire s’il le souhaite.
Les lacunes que présente tamazight dans certains secteurs du lexique (vocabulaires spécialisés, notions abstraites, sentiments…) est certes un casse-tête pour celui qui écrit et qui se sent parfois tenu de recourir aux néologismes ou à des mots puisés dans d’autres dialectes que le kabyle. Cela dit, le didactisme que l’on rencontre souvent chez les romanciers, et qui n’est pas toujours justifié, nuit évidemment à la fluidité de la lecture. Personnellement, je serais partisan d’éviter toute explication de ce genre, faisant confiance aux compétences du lecteur en m’arrangeant pour intégrer subtilement l’explication du mot (néologisme, régionalisme…) dans le cours du récit. Ainsi, pour ce qui est de « yessulli naɣ yezweǧ », on pourrait écrire : « Meqran yessulli… Tameɣra tella-d ass n… », le contexte associant les mots : yessulli et tameɣra permet d’éclairer le sens du premier.
Le rapport problématique au vocabulaire se manifeste également à travers l’injection de néologismes dans des dialogues censés avoir eu lieu à une époque (début des années 1960) ou personne en Kabylie ne les utilisait ni ne les connaissait même. Ainsi, page 16 :
“– Ansuf…
– Azul… / Ansuf…”
Nous sommes bien dans une fiction littéraire, certes, mais la question de la vraisemblance de telles répliques ne peut manquer de se poser au lecteur, du moins à une partie des lecteurs. Il y a là un vrai débat à travers cet exemple relevé chez Zedek mais que l’on rencontre fréquemment chez ceux qui écrivent en kabyle : quel(s) kabyle(s) littéraire(s) doit-on présenter au lecteur (ou à l’auditeur) ? Le kabyle courant avec son stock considérable d’emprunts à d’autres langues (principalement l’arabe et le français), ceux-ci étant plus ou moins bien intégrés morphologiquement et phonétiquement ? Le tamazight « pur », débarrassé, purgé des emprunts évoqués plus haut et remplacés par des mots kabyles rares, quasi-oubliés, des mots empruntés à d’autres dialectes amazighs et des néologismes ? Une langue littéraire hybride tenant de l’un et de l’autre modèle ? La question ne cesse d’être débattue depuis l’émergence de la littérature kabyle contemporaine.
Un autre trait d’écriture : le recours au calque sur des langues étrangères comme dans « tissegnit deg usaɣur » (p.102) calquée sur « chercher une aiguille dans une botte de foin ». Bien traduite, l’expression passe sans coup férir et le lecteur non averti n’y voit que du feu. Les connaisseurs de l’œuvre de Matoub savent que ce dernier a recouru à la même expression :
Anda-t uqbayli iṣeḥḥan
D tissegnit daxel n walim
Constat : Matoub-Zedek, même combat.
Pour en finir avec ces faits de langue, rendons tout de même justice à notre romancier dont la maîtrise de l’éloquence kabyle n’est plus à démontrer. On peut le voir dès la première page du roman :
… D tudert n wurrif d uɣilif, d ibibbi di tɛekkmin yessedbaṛen tuyat, ittruẓun timegraḍ, isseknayen tifekkiwin, isduzuyen amdan, itetten amdan cwiṭ, cwiṭ, alamma yuɣal yeɛya deg yiman-is…
… Di taddart n Tiɣilt, lḥif d axxam-is. Lexṣaṣ d amkan-is. Laẓ yeṛẓa tinzar. Qeḍran d imekli. Imensi d ilili….
Des chanteurs qui écrivent
Sous d’autres cieux, on trouve toute une floppée de chanteurs qui ont écrit des nouvelles ou des romans. Sait-on, par exemple, que Brassens a publié un roman intitulé « La Tour des miracles » en 1953 ?
Pour revenir au pays de Si Mohand, Mulud Zedek n’est pas le seul chanteur kabyle à s’être frotté à la prose narrative. J’ai déjà publié dans Tangalt deux articles sur des écrivains-chanteurs (ou chanteurs-écrivains, c’est selon) : Tilyuna SU et feu Mhenni Khalifi. Il y en a quelques autres dont Zimu, par exemple, dont le roman Kawitu (voir l’article de Mohand-Akli Salhi en date du 17 juillet 2023) a reçu le Prix Mohamed Dib en 2020.
Une différence notable tout de même : l’auteur de « Naɣ ḍelmeḍ ? » et de Tiɣilt n Umadaɣ bénéficie d’une grande notoriété en tant que chanteur-poète ; il fait partie, en effet, du cercle fermé des happy-few capables d’attirer les foules dans une grande salle de spectacle. Une star de la chanson peut-elle booster la scène littéraire et, surtout, le lectorat kabyles ? C’est tout le mal qu’on peut souhaiter à notre littérature. Alors bienvenue, l’artiste, dans la République des lettres amazighes, qui est aujourd’hui ce qu’elle est mais qui avance contre vents et marées.
L’arrière-plan historique
Nous avons présenté Tiɣilt n Umadaɣ comme une tragédie rurale. La mort plane, en effet, tout au long du récit au-dessus de la colline qui a vu naître Meqran le Maquisard et son fils qui finira par s’engager lui-même lors du soulèvement du Printemps berbère. Cette atmosphère tragique est omniprésente et n’est rompue qu’à de très rares occasions : naissance de Meqran II (pages 44 et suivantes), échange de répliques plus ou moins décontractées entre Dda Muḥend et l’artisan Arezqi (page 61). Faut-il reprocher à Zedek cette insistance sur la souffrance et la mort ? Non, personne n’y songerait car la tragédie remonte à la plus haute Antiquité : depuis Homere et sa sanglante Guerre de Troie, on n’a cessé d’en produire. C’est avec les dramaturges grecs du Vème siècle avant notre ère que le genre a connu son apogée avec les Eschylle, Sophocle et autres Euripide avant de connaître une renaissance deux millénaires plus tard avec Shaksepeare en Angleterre ou Racine et Corneille en France.
Tiɣilt n Umadaɣ, une tragédie, donc. Rappelons au passage l’étymologie grecque du mot « tragédie » : tragos (bouc) et oidê (chant, poème chanté). Chant du bouc qu’on sacrifiait pendant les fêtes de Dionysos. Cri de souffrance face à la douleur et à l’imminence de la mort.
Tragédie, certes. Mais également roman historique, par certains aspects, qui évoque nombre de périodes ayant marqué l’histoire contemporaine de la Kabylie en particulier et de l’Algérie en général :
Seconde Guerre mondiale : page 78 (typhus)
Guerre d’indépendance : Page 10 (Opération Jumelles)
Soulèvement du FFS en 1963 : Page 13 (mort de Meqran)
Printemps berbère en 1980 : Page 73 (participation de Meqran II aux manifestations)
Décennie noire : Page 92-93 (Meqran II au Service National)
Tragédie et autres thèmes
Si la mort revient comme un véritable thème obsédant dans Tiɣilt n Umadaɣ, si l’Histoire y est tellement présente (Zedek – romancier reste fidèle au Zedek – chanteur ; engagé, il était, engagé, il reste), d’autres thèmes structurent le récit, certains contribuant à renforcer la dimension tragique, d’autres, au contraire venant la contrebalancer momentanément :
– La misère (pages 9-10)
– La mal-vie, la malédiction (page34, 161-162 : « destin » de Nna Mekyusa…)
– La guerre (Guerre de libération, insurrection de 1963, Décennie Noire…)
– La vie traditionnelle : artisanat (page 61) ; berceuses, contes (page 67) ; fiançailles, tissage du burnous du marié (pages 85-89)
– La joie : naissance de Meqran II (youyous)
– La solidarité : Mekyusa / Cabḥa, Dda Muḥend et sa famille / Cabḥa ; Ziri / Meqran II, Meddur / Meqran II
– L’amitié : Lelli / Dda Muḥend ; Meddur / Meqran II
– L’amour : Meqran / Jeǧǧiga (pages 77, 80…)
Nous présenterons, dans la dernière partie de cette contribution, quelques échantillons pour illustrer certains de ces thèmes.
Idir AMER