Triste était cette journée du 02 mai 2020 qui nous a ravi notre Idir. Oui, notre Idir, Yidir-nneɣ ! Le possessif est même insuffisant pour dire combien nous tenons à lui, combien nous l’aimons et surtout combien nous lui sommes redevables. A lui seul, guitare en bandoulière, il a fait faire le tour du monde à son adrar et à sa tamaziɣt, langue et culture. Avec quelques notes et quelques mots, il nous a déterré des motifs de fierté, il nous a embellis et, surtout, nous a revigorés et parés à nous défaire du folklore stérile. Oui, à lui seul, et rien qu’avec une guitare sèche et sa voix mélodieuse, il a réussi là où jmaɛ liman scellé et non négociable a échoué. Comment ne pas aimer cet Ange ?
Daniel Aabech Christensen, amsedrar dans l’âme, artiste polyvalent vivant en Norvège, a fait un tour dans son passé de collégien à At Yanni pour nous dire Yidir à ses débuts. Plus tard, le amsedrar dans l’âme, n-At Budrar, aura la chance de connaître Yidir-nneɣ de plus près. Écoutons-le, il en parle et partage avec Tangalt son ressenti.
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Votre collège de At Yanni et les collégiens que vous étiez, avez eu la chance d’avoir connu de près, et à leur balbutiement, des artistes qui engageront dans le « moderne » la chanson kabyle. On peut citer entre autres Boho du groupe Igudar et Brahim Izri. Parlez-nous de cette parenthèse, sans doute nostalgique.
R* : -En effet, en ce qui me concerne, la nostalgie n’est jamais loin, dès lors qu’on aborde cette belle époque de relative insouciance, où, de l’avis de tout mon entourage, il faisait bon vivre. Et le lancement de cette musique dite moderne, y a fortement contribué.
L’accès aux médias occidentaux était limité et ces pionniers nés chez nous avaient rempli le gap qui nous séparait des Beatles, Génésis, Pink Floyd, les Stones d’outre-manche et autres Yé-yés Français des seventies. Donc et pour ne citer qu’eux, il y avait Idir en tête, Igudar, Brahim Izri et les frères Amirèche qui deviendront Afous. La salle du FAJ local revêtait des habits de conservatoire. Et en dehors de At Yanni, on entendait parler aussi des Abranis, Djamal Allam et l’effervescence s’installait progressivement.
À l’intérieur du collège, Boho cumulant le métier de prof d’anglais, avec un rôle de guitariste du groupe Igudar aux côtés de Akli Berrehma A-wasif au chant, s’évertuait à nous enseigner intelligemment la langue de Shakespeare de cette façon ludique, en nous faisant étudier les Simon & Garfunkel, le Beatles, Demis Roussos, Dylan, Cat Stevens.
Et toutes ces idoles avaient fasciné nos jeunes artistes du terroir, avec au menu : cheveux longs, pattes d’eph’, instruments de musique électrifiés et surtout un jeu scénique rompant avec celui, très conservateur, de leurs aînés. La batterie était de loin l’instrument qui nous a le plus ébloui. Et inutile de préciser que cette musique s’adressait à la jeunesse et aux ados en herbe que nous étions, pour notre plus grand bonheur. Et très vite, tous nous gratifieront de leurs premiers et beaux albums.
1979, je me revois rêveur, emporté par les longs phrasés et lignes de basses interminables de ce Rock Psychédélico-Progressif, dont Idir s’est merveilleusement inspiré avec la chanson Wi-Bɣun et le solo de basse de Michel Hervé au milieu.
Un chef-d’œuvre pour moi, que je vous invite d’ailleurs à réécouter pour l’occasion et mesurer l’avance sur son temps. Ou alors, ces harmoniques sur les frettes dans l’intro, que j’entendais pour la 1ère fois de ma vie. Des perles de pluie.
Et c’est ainsi, que généreusement Hachemi B., me donnera des cours de basse, 15 ans plus tard à Paris.
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Vous avez étudié dans le même collège où avait été scolarisé Idir, bien avant vous. Vous étiez adolescent et Idir était déjà un monument sorti des sentiers battus. Des souvenirs d’Idir de cette période qui remontent en surface ?
R* : – Précisément, cette école Saint Louis des Pères-Blancs a accueilli Idir en 1957. Lorsque moi j’y ai fait ma rentrée en 1975 pour 4 ans de collège. Lui n’y est resté hélas que 2 ans, puisqu’il part pour Alger en 1959. Leur maison réquisitionnée par les paras et les choses commençaient à se gâter, avec les affres de la guerre.
Alors si on philosophe un peu pour relativiser, deux pensées de sagesse traversent mon esprit à cette évocation.
La 1ère, je dirais : à quelque chose malheur est bon, puisqu’en quittant son village tant aimé pour rejoindre son père Ali, il faisait là, son premier pas vers la carrière prestigieuse qu’est la sienne, avec le facteur clé, les rencontres idoines au bon moment. Évidemment il en faut d’autres, de pas, mais le premier est très souvent capital.
La 2ème, c’est celle de la résolution presque de l’ordre du religieux, à accepter l’imprévu et les choses qui vous sont destinées à votre insu.
J’ai moi-même été pris au dépourvu plusieurs fois dans ma vie et ce faisant, j’ai souvent gagné au change, pour connaître des finalités des plus heureuses.
S’agissant de Hamid, c’est, vous l’avez compris, du désistement de dernière-minute de Nouara qu’il est question. Et bien qu’étranglé par l’embarras, c’est ce défi relevé avec bravoure, qui a délivré l’acte de naissance de l’artiste Idir qui vient d’interpréter à des millions d’auditeurs et au 1er coup d’essai, la berceuse écrite par Hamid, parti se cacher de ses parents.
Les grands Hommes viennent en ce monde pour accomplir des destins, auxquels assurément, nul ne peut échapper et Idir n’a pas dérogé à la règle.
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Votre première rencontre avec l’Artiste ?
R* : -La toute première c’était à l’extérieur du collège mi-1970’s, on l’apercevait revenant à At Lahcen triomphant, après la sortie de Vava Inu-Va, les cheveux bouclés et ses énormes lunettes de « docteur », sans avoir pu l’approcher toutefois, tant il y avait foule.
La 2ème était aussi à distance, le 24 mai 1990, 15 ans après, en France cette fois, à l’Institut du Monde Arabe à Paris. Lui sur scène, moi dans la salle en spectateur. J’étais amateur de la guitare basse et voulais par la même occasion, rencontrer son compagnon de route et bassiste, le regretté Hachemi Bellali.
Mais ce jour-là c’était (Jeff) Jean-François Picco, qui officiait à l’instrument à 4 cordes et brillamment. Apothéose avec la dernière chanson du set, Zwiţţ-Rrwiţţ, la salle était en délire.
Je lui ai rappelé ce souvenir plus tard, ça l’avait enchanté. Moi aussi d’ailleurs.
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Bien plus tard, vous l’aviez approché de près et aviez même travaillé avec lui. Comment appréciez-vous ce rapprochement ? Quel est le (ou les) souvenir de ce contact qui vous est resté en mémoire ?
R* : -En toute honnêteté je n’ai pas eu cette chance-privilège de travailler avec Idir, ni même d’avoir fait partie de ses deux premiers cercles, correspondant à ceux de sa famille proche, amis de longue date et ses musiciens. Disons que je suis entré dans le 3ème, par la grande porte, celle de feu Hachemi B., devenu entre-temps mon ami intime.
Et puisque c’était Hachemi qui m’avait présenté, alors Hamid a ouvert cette porte en plus grand encore, au vu de la très grande estime qu’il avait pour le maestro, fils de Guenzet.
Et pas très longtemps après ça, des fauteuils des salles de spectacles, j’ai fini par assister à ses concerts en coulisses, me familiarisant avec l’ensemble de ses musiciens.
Et une fois que vous avez la confiance d’Idir, convaincu que vous n’éventerez aucun secret, vous êtes installé dans cette intimité dense, Vous goûterez même à la gravité qui s’abat en backstage, celle précédant de peu l’entrée sur scène, le cœur battant la chamade.
Et malgré des décennies de succès jamais démenti, pour Idir c’était toujours un saut dans le vide, un saut si périlleux au point de friser, par le trac, l’arrêt cardiaque. Fort logiquement cette anxiété nous atteignait nous aussi, par solidarité, bien que restés derrière les rideaux.
De fait, on ne peut pas usurper ou s’inventer une popularité en claquant des doigts et avec elle, son corollaire vital : la fidélité d’un public.
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On connaît plus ou moins l’artiste, voyez-vous une facette de lui que le large public ne connaît pas ?
R* : -Oui. C’était un double saltimbanque. Avec l’humour décapant qui était le sien, il aurait pu cumuler 2 carrières, l’autre aurait été celle d’humoriste. Pas le temps de s’ennuyer avec lui. Et aussi extraordinaire fut sa bonhomie et sa promptitude à blaguer, en conservateur il avait un œil sur tout, à l’ancienne, un œil d’aigle. Méticuleux sur les partitions à jouer, les notes et les fausses-notes, le diapason à 440Hz, l’humeur du jour de ses musiciens longtemps avant la grand-messe etc… Le professionnalisme jusqu’au bout, pour au final, arriver avec cette incroyable légèreté de ton sur scène. Voilà comment il embarquait son audience et mettait son orchestre à l’aise, en toute finesse.
Je garderai au fond de mes oreilles ses éclats d’un rire très particulier, car il vient de loin. Tout comme je reconnais dans ses belles chansons, l’empreinte des contes et légendes légués par sa maman dans le parler de mon arch Ibudraren. Je vais peut-être vous l’apprendre, mais Nna Cabḥa n-At Lunis (Ait Slimane) venait du village : At Ali Uḥarzun à 3 kms du mien.
Ces mêmes contes que racontait ma défunte mère à tout notre quartier à Iɣil B-wammas, les mêmes mots prononcés avec une telle intonation, que si je les entendais dans les confins du Colorado, je saurais immédiatement d’où vient celui qui les a prononcés, au milieu de 8 milliards d’habitants. Inouï !
Car il n’y a qu’ici, avec ces quelques exemples, qu’on appelle Grand-mères « Yæya et Ḥebbu », le mouton « Ufrik », tout à l’heure « Lli welli » le distinguant des nombreux, Zgelli, Ticki, Llinna. Où vas-tu ? S-anga at ruḥeḍ avec un « G », Tiliţen pour Taɣeddiwt, Tiḥbulin, Timexleḍt pour Ameqful…et surtout, l’absence totale du « Ɛ » de Aɛawdiw – Cheval. Et ainsi de suite… Et c’est avec ce parler que Nna Cabḥa a enseigné à Hamid, sa langue maternelle.
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D’une lumière à l’autre ?
R* : -On pense, à tort, être prêt pour le moment fatidique de la mort d’un être cher, mais aussi fort et conscient soit-il, l’humain ne mesure la dévastation de l’événement que le jour fatidique et les années d’après.
Malgré sa pudeur, il y a eu de toute évidence, une fissure dans l’âme de Hamid au décès de sa mère en 2012. Comme je l’ai vécu moi aussi 2 ans après, la lumière s’atténue au fil des jours, le coup de massue est à la mesure du lien qui s’est brisé. Celui de la mère et du fils était fusionnel au point de se confondre. Elle était sa lumière.
Et de chagrin en chagrin, de perte en perte, celles de Hachemi (2013), suivie de près par celle de Lahouari Bennedjadi (claviers – 2014), où et comment trouve-t ’on la force taillée pour le poids d’une montagne qui s’abat et le sort qui s’acharne 3 ans de suite ? Nulle part.
Reste la lumière divine, sacrée et absolue, pour continuer d’honorer pour un temps, le souffle de vie en lui, ironiquement, la mort dans l’âme.
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Là où il est, Idir enchante les anges avec de belles mélodies dont lui seul a le secret et est aussi à l’écoute de sa Kabylie. Qu’aimeriez-vous lui dire et qu’aimeriez-vous qu’il vous dise ?
R* : -Je lui dirais que le mois de mai est passé de « mois des fous » à « ce mois est devenu fou ». Fou d’avoir ravi à notre monde pas moins de 4 icônes de la musique Kabyle.
Hachemi le 13 mai 2013, toi le 2 et Nacer Ziouche le 6, en 2020 ! puis Karim Tizouiar le 28, en 2023. Une véritable hécatombe.
Tu avais chanté « l’Amedyaz » Mammeri en lui disant : « Negwra-d d-imeɣban, m-iɣ ikellex zman » (nous finîmes démunis, trahis par le destin), aujourd’hui c’est pour toi que nous chantons cette chanson. Pensant à vous tous, ensemble là-haut pour l’éternité.
De son côté, ce que je voudrais qu’il me dise, c’est une réponse à cette question qui irait au plus profond de son être.
Après avoir disséminé son art au monde entier, glanant le titre d’universaliste, n’y a-t-il pas un regret silencieux, celui de ne pas avoir été prophète en son pays ?
Il a été fêté 100 fois en occident et en Kabylie, mais combien aujourd’hui pleurent son nom dans le reste de l’Algérie ? Et ceci est un crève-cœur pour moi, qui ai toujours cru en la belle et optimiste maxime : « Qui peut le plus (le monde), peut le moins (un pays) ». Maxime qui ici, perd toute sa valeur. Affligeant !
Alors Hamid, tout ça pour ça ?