Au-delà de la dimension mythique qui entoure la personne d’El Hasnaoui, qui continue à faire de lui un personnage alimenté par des anecdotes en relation avec ses liens avec les musiciens l’ayant accompagné, avec ses compatriotes, son éloignement, son non retour au pays et avec l’énigmatique Faḍma et outre le fait qu’El Hasnaoui est l’un des pionniers de la chanson kabyle, le choix, par Ali Amran, d’harmoniser les musiques de quelques chansons d’El Hasnaoui, est une initiative à la fois artistiquement excellente, culturellement novatrice et stratégiquement porteuse.
La tâche n’est pas facile. Et pour cause. Avoir l’ambition à la fois de mettre au goût du jour un répertoire poético-musical, qui n’a jamais cessé d’épater et de plaire depuis son apparition, et d’étendre la sphère de réception de ce dernier nécessite un angle d’interrogation particulière et exige une audace artistique affûtée. En effet, comment moderniser un répertoire artistique qui était, dés le départ, une œuvre moderne, tellement hors paire, inattendue et bouleversant non seulement les pratiques musicales de son époque d’émergence mais aussi le discours social aussi bien sur les thèmes importants qui se posaient à la société des années trente aux années soixante que sur la socialité des pratiques poétiques.
Harmoniser une musique, ayant déjà introduit une modernité dés son émergence, est autant une voie royale car l’essence de l’œuvre revisitée est notoirement audacieuse et novatrice, autant une entreprise difficile. En fait, l’harmonisation musicale permet, d’un côté, aux mélodies des chansons d’El Hasnaoui d’avoir des cohabitations rythmiques aussi bien créatrices qu’agréables tout en concrétisant, d’un autre côté, des rencontres instrumentales, vocales et harmoniques plaisantes et novatrices.
Au plan plus profond, autant le dire d’une manière plus claire : au plan philosophique, ce travail d’harmonisation pose une assise remarquable et adéquate au débat de la relation du proche et du lointain, de la tradition et la modernité, de l’identité et de l’altérité. Au plan intra-culturel, il s’agit là de la continuité interrogée et revisitée de la pratique musicale qui (re)pose le débat sur les possibilités artistiques de la culture kabyle. Et ce débat est confronté dans le cas de ce travail, proposé par Ali Amran, au coefficient de la complexité dans la mesure où le produit final se veut expressément moderne et surtout « greffé » sur une œuvre elle-même moderne, voir même avant-gardiste à son époque. Toutefois, ce travail est réalisé dans un cadre conceptuel qui définit les contours et la nature et du projet. Ce cadre est porté par le concept tamyafit. Par ce dernier, son initiateur trace visions de son projet et l’inscrit dans la perspective qu’il souhaite lui donner.
Les habillages harmoniques réalisés par Ali Amran des mélodies d’El Hasnaoui installent les chansons de ce dernier dans une nouvelle disposition de réception. Sans couper le cordon ombilical avec l’âme, chaâbie, des mélodies originelles, Ali Amran propose des produits où le chaâbi et le folklore cohabite merveilleusement avec d’autres musiques telles que le country américain, le jazz, le folk occidental, le rock et le reggae. L’auditeur peut constater cela au niveau macrostructural de chaque chanson. Au plan microstructural, chacune des chansons connait une harmonisation aussi bien instrumentale que structurelle tout en étant des espaces différents pour des (en)jeux vocaliques permettant des présences polyphoniques. Certaines peuvent même entrer structurellement en écho entre elles car elles forment des catégories de composition harmonique.
Les superpositions harmoniques réalisées par Ali Amran sont aussi bien diverses que structurantes de l’identité des chansons. En effet, les nouveautés instrumentales, les insertions des chœurs, les échos vocaux entre la voix chanteuse et la chorale, les modulations vocales, etc. concourent à la formation de nouvelles identités artistiques aux chansons harmonisées. Et c’est à ce niveau global qu’on peut juger de l’accomplissement du travail d’Ali Amran. Tout cela se vérifie dans plusieurs niveaux de composition.
En gros, l’habillage harmonique se réalise par plusieurs procédés. Le premier consiste à soumettre la mélodie originelle à une nouvelle instrumentation, notamment guitare en arpèges et piano. Le second augmente la structure de la mélodie par des fragments musicaux soit en les superposant à cette dernière soit en les mettant dans l’infrastructure de musique reprise. Les morceaux greffés sont généralement exécutés par des instruments tels que l’harmonica, le saxophone, piano, etc. qui symbolisent un tant soit peu les genres musicaux convoqués (country, folk, jazz, rock, reggae, etc.). Ce qui crée soit des fonds soit des ramifications structurellement solidaires et rythmiquement élaborés. Le troisième procédé consiste à alimenter la chanson de nouveaux jeux vocaux ; les chorales, les échos inter-vocaux (chanteur/chorale, entre autres) et les allongements des voix greffées sur la mélodie provoquent de l’authenticité et de la nouveauté mélangées à du déjà connu. Le génie d’Ali Amran est d’avoir justement réussi cette prouesse. La rencontre de la mélodie et de ces ajouts (instrumentaux, structuraux et vocaux) engendre de l’harmonie, de la polyphonie et de la diversité rythmique. L’ensemble est soutenu par des échos, des contrastes et /ou constellations de différente nature. De l’inspiration et du génie, certes ; mais aussi de l’audace et de travail.
Dans Mm-ddḥuḥ, la mélodie prend place avec piano en pulsations, en arrière fond, soutenues par des battements de la batterie et une chorale fonctionnellement changeante tout au long de la chanson. En effet, la chorale est d’abord prélude préparant les notes introductives de la mélodie revisitée instrumentalement et dans la quelle la voix du chanteur est périodiquement doublée (en séquences répétées) en écho. Ce qui allonge allégrement les parties chantées de la mélodie. Les insertions de cette chorale (en prélude, au milieu et en clausule), structurent la chanson d’une manière qui fait d’elles à la fois un moyen d’encadrement et un espace d’écho des harmonies traversant la mélodie soumise aux notes jouées au piano. Une chanson difficile à manier en termes de rencontre musique et texte exécutés par une voix supposée être à la fois flexible et élastique mais avec un timbre mélancolique et nostalgique. Ali Amran a agréablement réussi le pari d’amadouer la difficulté de cette chanson en l’harmoniser de cette manière.
Par ailleurs, Les insertions périodiques des voix en chorale (à tendance féminine), dans Bnat ṣṣuḥba, et en échos avec la voix chanteuse, apportent tonus et ambiance dans la mélodie jouée avec de nouveaux instruments. Là aussi, il est difficile de faire sortir cette chanson de la sphère trop marquée par le rythme du chaâbi. Ali Amran a su comment le faire. Et d’une manière qui prolonge la modernité initiale de cette chanson, l’installant ainsi dans une nouvelle modernité.
Tiqbayliyin est un espace où la mélodie de base prend place dans un mouvement musical alimenté d’agréments instrumentaux apportant des harmonies nouvelles qui l’enrichissent inévitablement. En effet, l’ossature globale de ce morceau de 3 minutes et 5 secondes est composée de trois moments structurants et graduels. Dans le premier moment (1m et 24s), la mélodie d’El Hasnaoui est jouée en arpèges. Dans le second moment (à partir de 1m et 25s jusqu’à) s’introduit un accompagnement en percussion rythmé et se superpose à la mélodie de base. Le troisième moment (à partir de 2m 15s) s’énonce par un jeu de batterie à tonalité forte portant musicalement, à trois reprises, le motif du sacrifice accompli par les femmes kabyles (tiqbayliyin-nni). Ce travail d’insertion à la fois instrumental et rythmique engage une cohésion harmonique plutôt moderne et originale. Il n’est pas inutile de remarquer que d’autres textes, comme A ccix Ameqqran et Rebbi lmeɛbud partagent, me semble-t-il, avec le texte Tiqbayliyin les mêmes principes de l’harmonisation. Structurellement, ils sont, globalement, travaillés presque avec la même trame d’harmonisation.
Maison blanche, un texte légendaire dans la chanson kabyle, sa mélodie est jouée par Ali Amran en guitare en accompagnement entrecoupée par des notes au piano et les percussions des cymbales de la batterie, agrémentée dans la dernière partie de la chanson par le son du saxophone, installant ainsi la mélodie d’El Hasnaoui dans une nouvelle sphère musicale faite principalement de sons jazzés.
On peut développer longuement sur les cohabitations des rythmes dans les chansons retravaillées par Ali Amran. Mais contentons-nous de signaler uniquement certaines à titre d’exemple. Le rock s’invite dans Anda ara tt-afeɣ ; le ganoui prend place dans Ayen ayen ; le reggae, avec son rythme syncopé, embellit Ala ala, etc.
On peut aussi, et ce n’est que justice rendue pour Ali Amran, parler des modulations vocales (grave-aigue, masculin-féminine) dans Cuf cufu (en arabe) harmonisé avec du country et dans Ayen ayen où le chœur en modulation vocale (masculin-féminine) avec un jeu musico-vocal original d’inspiration chaâbi mais suffisamment mis en relation harmonique avec les superpositions musicales. Aussi les chorales instaurent dans ce produit artistique un effet d’embellissement, d’accompagnement, de diversification et ne se contentent pas de la fonction de répétition. Bien au contraire, elles constituent des structurations modulables des échos en fonction du rythme choisi dans l’habillage harmonique. Là, me parait-il, une nouveauté artistique d’Ali Amran.
En somme, le travail d’harmonisation réalisé par Ali Amran sur les mélodies d’Al Hasnaoui tranche radicalement avec l’horizontalité de la musique traditionnelle kabyle. Ce fait décloisonne cette dernière et lui offre la possibilité de conquérir de nouveaux espaces de réception. Le concept de Tamyafit, proposé par le chanteur, est tout à fait adéquat dans la mesure où il porte en lui-même le sens de rencontre et de trouvaille. Par ailleurs, la réciprocité signifiée dans le concept peut s’interpréter dans deux sens. Le premier entre la modernité d’El Hasnaoui et celle d’Ali Amran. Le second entre la musique kabyle, exemplifiée ici par le chaâbi d’El Hasnaoui, et les genres musicaux occidentaux. Des rencontres, des harmonies et des symbioses. Un concept approprié, promoteur, ambitieux et porteur.
Mohand Akli Salhi