« Venir au peuple, ce n’est pas descendre, c’est monter. » Kateb Yacine
La mort, mardi dernier, de Merzouk Hamiane, me donne ou me fait vivre cette impression : l’une des dernières images « matérielles » de Kateb Yacine vient de disparaître. Par images, j’entends les gens qui avaient fait corps avec l’auteur de Nedjma, dénommés d’ailleurs les « Compagnons de Nedjma », lesquels prolongeaient les paroles, les discours, la philosophie, le combat de Kateb dans la société.

Dans la société, signifie toutes les actions par lesquelles la parole de Keblouti est répercutée, semée, diffusée au sein des couches populaires, des étudiants, des ouvriers et des villageois retirés dans leurs champs. Oui, Merzouk a fait tout cela, avec d’autres camarades, par le moyen de la chanson, de la représentation théâtrale et du discours. J’avais déjà écouté, lorsque j’étais étudiant, quelques chansons du groupe Debza dont il était un des animateurs. Mais, c’était en 1986 que je l’ai rencontré pour la première fois à Alger. Il me fut présenté par un autre personnage de la galaxie katebienne ; j’ai nommé mon ami Hmida Layachi. Sur la terrasse du Tantonville, en attendant une représentation théâtrale à l’ex-Opéra (TNA), je viens de faire la connaissance d’un géant, un homme de culture chez qui se rassemblent les qualités de comédien, la vocation de chanteur, l’analyse d’un intellectuel, l’engagement de l’homme politique de terrain et…l’humilité d’un Merzouk. Avec lui, je me persuadais de connaître Kateb Yacine sans l’avoir rencontré. Lorsqu’une occasion s’offrait à moi de faire sa connaissance- il était programmé au TNA, à la fin 1987, pour assister à la représentation de sa pièce « Palestine trahie »-, nous apprîmes, en pleine représentation, qu’il venait d’être évacué à l’hôpital. La méchante maladie commençait déjà à le ronger, avant de lui déclarer la guerre totale.

« Merzouk Hamiane disparu le poing levé ». J’ai bien aimé ces mots par lesquels un journal électronique ouvre son papier sur la disparition d’un des produits de Nedjma. Ils me renvoient à la scène des funérailles du père de cette même Nedjma où fut chantée l’Internationale dans le cimetière d’Al Alia. « Autour du cercueil de Kateb Yacine se jouait par effet de prophétie, une fois encore, sa propre pièce : Le Cadavre encerclé », écrit un des anciens « Debzistes », Djaffar Benmesbah.

Repose en paix, Merzouk. Ighsan-ik di talwit

Amar Naït Messaoud

 

 

 

Extrait de la pièce « Le Cadavre encerclé »

Lakhdar :

Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre les cercueils d’enfants et recevoir la musique des maisons closes, le bref murmure des agitateurs !

Ici je suis né, ici je rampe encore pour apprendre à me tenir debout, avec la même blessure ombilicale qu’il n’est plus temps de recoudre ; et je retourne à la sanglante source, à notre mère incorruptible, la matière jamais en défaut, tantôt génératrice de sang et d’énergie, tantôt pétrifiée dans la combustion solaire qui m’emporte à la cité lucide au sein frais de la nuit, homme tué pour une cause apparemment inexplicable tant que ma mort n’a pas donné de fruit, comme un grain de blé dur tombé sous la faux pour onduler plus haut à l’assaut de la prochaine aire à battre, joignant le corps écrasé à la conscience de la force qui l’écrase, en un triomphe général, où la victime apprend au bourreau le maniement des armes. Où le bourreau ne sait pas que c’est lui qui subit. Et la victime ne sait pas que la matière git, inexpugnable, dans le sang qui sèche et le soleil qui boit.

Ici est la rue des vandales, des fantômes, des militants, de la marmaille circoncise et des nouvelles mariées. Ici est notre rue, pour la première fois, je la sens palpiter en moi comme la seule artère en crue, où je puisse rendre l’âme sans la perdre. Je ne suis plus un corps, mais je suis une rue. C’est un canon qu’il faut désormais pour m’abattre. Si le canon m’abat je serai encore là, lueur d’astre glorifiant les ruines, et nulle fusée n’atteindra plus mon foyer à moins qu’un enfant précoce ne quitte la pesanteur terrestre pour s’évaporer avec moi dans un parfum d’étoile, en un cortège intime où la mort n’est qu’un jeu…

ICI EST LA RUE DE NEDJMA MON ÉTOILE, LA SEULE ARTÈRE OÙ JE VEUX RENDRE L’ÂME. C’EST UNE RUE TOUJOURS CRÉPUSCULAIRE, DONT LES MAISONS PERDENT LEUR BLANCHEUR COMME DU SANG, AVEC UNE VIOLENCE D’ATOMES AU BORD DE L’EXPLOSION.

Kateb Yacine

« Le Cadavre en cerclé »

« Le Cadavre encerclé » a été publié, pour la première fois, par la revue Esprit, sur deux numéros (décembre 1954 et janvier 1955