Pas grand-chose. Je préfère le dire de cette manière et tout de suite pour la simple raison que je souhaite discuter certaines interprétations qui me paraissent fausses ou, dans le meilleur des cas, hâtives.
Pas grand-chose parce qu’on a fait dire à l’œuvre de Mohia (qu’elle soit de poésie, de théâtre, de collecte et/ou d’édition) des « sens » forcés par les postures de ses énonciateurs.
Observant généralement une position passive aussi bien au plan créatif qu’au plan critique, ces interprétations se contentent de noter, dans le meilleur des cas, l’opposition qu’affichait Mohia à certaines positions qu’elles soient idéologiques, politiques ou même linguistiques. Ce faisant, ceux et celles qui « développent » ces interprétations restent bizarrement silencieux quant à la mise en valeur, par l’analyse et/ou par la critique, et en exergue, par la création, de l’une ou de l’ensemble des positions de Mohia. Pourtant, ces dernières sont suffisamment mises en clair dans l’entretien qu’il a accordé à Tafsut, en 1985 ; elles le sont aussi dans ses textes, qu’ils soient écrits, déclamés, lus et/ou représentés sur scène.
Malheureusement, son évocation, dans des hommages ou dans des discussions amicales, est enrobée d’anecdotes qui, prises au sérieux, laissent entendre que l’homme était un malheureux marginal, lui qui était un valeureux révolutionnaire de notre culture et de notre littérature.
Simplifiant ses déclarations, et surtout ses prises de positions linguistiques, littéraires et rhétoriques dans ses textes jusqu’à la caricature insultante, on a gravement passé sous silence tout l’esprit, la méthodologie, l’investissement personnel et le travail de Mohia. Ce faisant, on a malheureusement opposé ses positions à d’autres travaux qui exigent un autre esprit, une autre méthodologie et un autre objectif.
Le choix linguistique fait par Mohia est déterminé par le message à transmettre, la culture du récepteur de ce message et l’espace de son énonciation. Cette détermination, qui tire sa substance de l’analyse que Mohia a faite aussi bien de la situation historique et culturelle que de l’état de la langue et de la littérature kabyle, a grandement participé à façonner son choix comme pragmatique au regard de son temps, des moyens mobilisables et de l’objectif recherché. Les énonciateurs de ces interprétations n’ont pas fait l’effort de le comprendre. Plus que cela, certains d’entre eux l’ont sciemment tu.
Le même type de détermination est également à la source du choix du genre et du procédé de création. Le théâtre est le genre qui permet le contact direct avec les récepteurs tout en assurant aussi bien la chaleur de la voix vive (pour satisfaire le réflexe culturel de l’oralité) que la multiplicité d’accès au sens du message à transmettre par le truchement de la parole théâtralisée et de la mise en scène.
Quant à l’adaptation, comme procédé de création mais aussi, comme il la considérait, comme voie royale de renouvellement littéraire et culturel, elle présente plusieurs avantages dont le gain de temps, la découverte de l’Autre et l’exercice de dépassement de soi en explorant de nouvelles perspectives créatives. Mohia savait également que ce choix n’était pas exclusif.
De Mohia et de son œuvre inaugurale et monumentale, on n’a retenu malheureusement que l’accessoire, l’anecdotique, l’onomatopéique et les autres mimiques, laissant de côté l’essentiel de son investissement intellectuel et personnel. Comme lui, combien de gens ont consacré de longs et fatigants moments à la collecte de textes, aux pointages et annotations, aux vérifications pour en faire une banque d’éléments (lexicaux, syntaxiques, rhétoriques, expressifs) dans un projet de construction linguistique, littéraire et culturel ? Peu. Très peu.
Comme lui, combien de gens ont réinvesti les possibilités expressives traditionnelles du kabyle dans des perspectives créatives inédites ? Peu. Très peu.
Comme lui, combien de gens ont tissé l’humour, la satire et la dérision en un registre mettant à nu la cupidité des uns et l’ignorance des autres ? Peu. Très peu.
Comme lui, combien de gens se sont mis au mode silencieux pour faire parler leurs plumes ? Peu. Très peu.
Combien de gens parlent de Mohia sans l’avoir lu, écouté ses textes de tout leur être intellectuel ou tout simplement avoir vu représentée sa dramaturgie ? Beaucoup.
Combien de gens se vantent de pratiquer le registre de langue de Mohia en croyant tout simplement que faire des mimiques imitatives et/ou aligner deux-trois mots français prononcés à la manière d’un vieux montagnard forcé à l’émigration suffit à faire du théâtre subversif et/ou révolutionnaire ou de la grande poésie rebelle ? Malheureusement, leur nombre augmente. C’est vraiment désolant de constater que l’on n’a retenu de lui et de son œuvre que l’accessoire et le périphérique alors que durant tout son parcours, il n’a pas cessé d’insister sur l’essentiel des choses dont les détails font l’essence.
Qu’a-t-on retenu de Mohia ? Très peu de choses parce que nous parlons beaucoup et travaillons très peu.
Mohand Akli Salhi