Djamal Benaouf est né en 1960 à Ighil-Ali, dans cette localité située dans la Wilaya de Bgayet qui a donné, excusez du peu, les Malek Ouary, Abdelkrim Djaad, et autres Jean et Taos Amrouche. Il est né en Kabylie mais il a quitté sa région natale à l’âge de six ans pour s’installer à Oran. Le kabyle de cet enfant de la ville est pourtant parfait et son engagement pour sa langue maternelle admirable, ce qui ne l’empêche pas de baigner dans l’atmosphère « cosmopolite » de sa ville d’adoption.

POURQUOI ET COMMENT ECRIRE ?
Passons maintenant à une autre affaire : l’écriture. Une grande affaire que celle-là. Suivez-moi, vous n’allez pas être déçus.
Dans la postface (awellih) qui figure en fin d’ouvrage (pages 167-168), nous lisons :
« … wamma tadyant yellan deg wedlis-agi, sufella i d-terna… »
Dans la langue de Balzac, cela donnerait à peu près ceci : « … quant à l’intrigue de ce roman, considérons-la comme secondaire… »
Ne trouvez-vous pas cela, sinon curieux, du moins inhabituel pour une œuvre littéraire ?

La littérature au service de la langue ?

C’est que Benaouf se présente davantage comme un militant de la cause amazighe que comme un homme de lettres, lui qui pourtant a tâté de la poésie et du théâtre. Dans la même postface évoquée plus haut, il affirme que son projet consiste avant tout à promouvoir la langue amazighe afin de lui permettre de répondre aux défis de la modernité (tallit tamirant).
Voilà pour le paratexte. Et qu’en est-il du texte lui-même ? Eh bien, nous pouvons dire que notre auteur reste cohérent avec lui-même puisque sa démarche programmatique se retrouve dans la préface des carnets de Leḥlu, le frère cadet de Yidir :
… Ɛerḍeɣ daɣen amek ara d-snulfuɣ kra di taɣult n tsekla imi fell-as i tettrus tutlayt…
Le jeune étudiant, communiste et militant de la cause amazighe, a investi le terrain de la création littéraire car c’est sur la littérature que “repose” la langue.

Pour l’écrasante majorité des gens de lettres à travers la planète, c’est la langue qui est naturellement au service de la littérature. Dans cette optique, les théoriciens matérialistes du fait littéraire voient le langage comme le matériau dont se sert l’écrivain. Ainsi, de même que le sculpteur se sert du marbre ou du bois pour produire des sculptures, l’homme de lettres se sert des mots pour produire des œuvres littéraires.
La langue est donc un moyen et non une fin. Alors, comment comprendre la position de Benaouf? C’est que ce dernier, à l’instar de tout écrivain amazigh, ne jouit pas du même confort linguistique que nos confrères produisant dans les langues dites de civilisation (l’anglais, le français, l’espagnol, l’arabe…) et celles, moins universelles, mais bénéficiant du soutien des Etats qui les utilisent (chinois, japonais, hébreu…). La langue tamazight, à l’instar des autres langues minorées, dominées, ou ne jouissant pas de moyens matériels conséquents, longtemps confinée dans la sphère du quotidien et de l’oralité, s’est trouvée moins armée, singulièrement dans le domaine lexical, que les langues dominantes, lorsqu’il s’est agi au vingtième siècle, du passage de l’oral à l’écrit.

Aussi longtemps que notre langue ne bénéficiera pas des mêmes moyens que ceux octroyés aux autres langues en vigueur en Afrique du Nord, ce passage à l’écrit restera problématique. La situation a certes bien évolué dans notre pays depuis la première édition de Timlilit n tɣermiwin (L’Harmattan, Paris, 2002) puisque cette année-là, tamazight fut reconnue en tant que langue nationale suite à la tragédie du Printemps noir de 2001. Elle a encore évolué au moment de la deuxième édition (Achab, Tizi-Ouzou, 2016) avec sa reconnaissance en tant que langue officielle. Sommes-nous pour autant sortis de l’auberge ? Eh bien, chers frères, eh bien, chères sœurs, nous devons encore ramer un peu avant de voir le bout du tunnel. Et c’est pour cette raison que nous éviterons d’accabler l’auteur de Timlilit n tɣermiwin pour certains passages que d’aucuns jugeront trop militants ou pas suffisamment littéraires. Modestie ou fruit d’une analyse socio-historique lucide de la situation, toujours est-il que l’auteur n’accorde qu’une place secondaire à l’intrigue. Vous me pardonnerez, Mass Benaouf, mais j’ai le regret de vous apprendre que vous nous avez offert un vrai beau roman dans cette si belle langue maternelle que vous chérissez, et nous avec vous.  C’est pourquoi j’ai bon espoir que vous me pardonnerez de préférer en vous l’homme de lettres au militant, quand bien même le militantisme serait plus que jamais nécessaire.
Une écriture contrastée
Djamal Benaouf est né en 1960 à Ighil-Ali, dans cette localité située dans la Wilaya de Bgayet qui a donné, excusez du peu, les Malek Ouary, Abdelkrim Djaad, et autres Jean et Taos Amrouche. Il est né en Kabylie mais il a quitté sa région natale à l’âge de six ans pour s’installer à Oran. Le kabyle de cet enfant de la ville est pourtant parfait et son engagement pour sa langue maternelle admirable, ce qui ne l’empêche pas de baigner dans l’atmosphère « cosmopolite » de sa ville d’adoption.
Dans sa postface, il précise son projet en matière d’écriture en tamazight : trouver une voie médiane entre le kabyle courant, bien chargé en emprunts aux autres langues présentes en Afrique du Nord, et un néo-kabyle bien chargé en néologismes et emprunts aux autres dialectes amazighs. Y parvient-il dans ce roman ? La réponse est mitigée.
Si la langue est plutôt recherchée (usage de figures de rhétorique, mots rares, proverbes à foison…), on relève deci delà quelques facilités et longueurs.

Lexique
– Certains mots (néologismes, mots empruntés à d’autres dialectes amazighs…) sont suivis d’un astérisque renvoyant au glossaire en fin d’ouvrage.
– D’autres mots sont suivis d’un autre mot ou chiffre entre parenthèses en guise d’explication : « mraw (10) »
– Certains termes donnés comme synonymes sont inutiles : “tamsunt” qui fait double emploi avec “tajnant” (p.56), “imḍifen” avec “iɛessasen” (p.161).
– Couple de mots réunis par la conjonction de coordination NEƔ, l’un, en kabyle courant, expliquant l’autre : “ɣer wegni neɣ ɣer wesrad” (p.18)
– Concentration de néologismes dans la même phrase : asrad, aɣlad, asakfal (p. 18).
– Calque sémantique : “aneggaru-yagi” (p. 82) sur le modèle de « ce dernier ».

Nous avons déjà traité de l’aspect lexical dans notre article sur Tiɣilt n umadaɣ de Zedek Mulud qui est paru en 2023. Or, les faits lexicaux que nous y avons relevés sont présents dans nombre de fictions kabyles, particulièrement dans Timlilit n tɣermiwin paru en 2002 et réédité en 2016. Nous voyons par là que ZEDEK n’a fait que reproduire des faits d’écriture qu’il a puisés dans ses lectures.
Je précise de nouveau ma position : ne pas abuser des néologismes et autres emprunts et, lorsque cela se révèle pertinent ou indispensable, les utiliser en les expliquant par une note de bas de page (comme le fait, par exemple, U Lamara).
Les procédés énumérés plus haut peuvent se justifier dans des textes informatifs ou didactiques, à l’école, dans le monde associatif, dans les médias ou les réseaux sociaux, pas toujours dans un texte de fiction car ils nuisent à la lecture.
Humour
Si l’écriture de BENAOUF est exigeante, si le ton est souvent à la gravité, elle n’en est pas pour autant dénuée d’humour.
Du poisson au dîner ?
L’une des meilleures séquences de ce roman, de mon point de vue, reste la soirée au restaurant à laquelle Faṭima a convié son jeune collègue Yidir. Ainsi, page 109, un dialogue s’instaure entre les deux convives sur la périlleuse question de manger du poisson et des crustacés le soir. Si cela pose un problème pour des dîneurs en couple, Fatima n’en a cure car elle est divorcée, et donc seule. Cela vaut également pour le jeune homme car il est célibataire.
Tic de langage
Dans le même registre, signalons un joli tic de langage : le mot « tebra » revient fréquemment dans la bouche de Yidir. Il signifie littéralement : « elle est répudiée ! » ou « je la répudie ! ». Cet acte illocutoire n’est pas très charitable pour l’épouse et la femme en général. En fait, dans son usage quotidien, il ne réfère pas au divorce dans l’esprit de celui qui l’utilise « machinalement » ; il fonctionne comme une simple interjection exprimant la colère ou l’autodérision et qu’on pourrait traduire par : « Ma parole ! …)
« Tebra » rend le récit plus vivant et sert parfois à dédramatiser le contenu des réflexions et élucubrations de Yidir. C’est un mot qui, personnellement, me chatouille.
Humour (parfois) facile
En revanche, d’autres passages humoristiques n’ont pas réussi à provoquer le rire chez moi car trop faciles à mon goût, comme ces jeux de mots (pp. 43-44) sur les prénoms Ḥasan et Yasin, ce dernier décomposé en « ya » et « sin » par une employée de mairie à l’évidence plutôt inculte.
Digressions
Les séquences narratives décrivant la déambulation de Yidir à travers les rues et quartiers de la ville sont entrecoupées de passages au style indirect libre ou de monologues : “Yidir yessenser-d ifassen-is si leǧyub-is… Iiih ! Tebra ar teḍra-yi am uyaziḍ-nni i wumi xerben lewqat…”, p.13). Parfois, ceux-ci donnent lieu à des digressions qui alourdissent le texte comme celle qui s’étale sur plusieurs pages (44-48) à propos de certaines oeuvres de Kateb Yacine.
Il n’est certes pas interdit de sortir du récit principal pour se lancer dans des considérations ou récits englobés qui ne sont pas forcément en rapport avec le récit englobant mais il faut veiller, d’une part, à ne pas trop verser dans le didactisme comme c’est le cas dans les passages sur certains événements ou personnages historiques, et, d’autre part, à ce que cela ne soit pas trop long.
Sur ce procédé, si on veut lire de très beaux exemples de digression assumée ( et même, théorisée par l’auteur), je conseille vivement « Tristram Shandy », incroyable roman du 18ème siècle, où l’Anglais Laurence STERNE donne libre cours à sa fantaisie et à sa créativité de romancier.
Figures de style
Terminons par la dimension rhétorique, bien présente dans le texte.
Comparaisons : « Aɣlad, semman-as Tilelli, maca ẓẓan deg-s udus n temsulta, am yizi deg yiɣi neɣ am wanẓad deg seksu” (p.19).
C’est de loin la figure la plus fréquente.
Jeux sur les sonorités :  Allitérations en “z”, “r” et “f”, opposition “z” vs “ẓ” : “Di tmurt-nneɣ, azref yenza s weẓref”, p.19.
Parallélisme syntaxique : “Lmulud, yefsi-yas wagus, yekfa-yas wafud” (p.28). Notons au passage, en plus de la structure grammaticale, les assonnaces en “a” et “u” et allitérations en “f” et “s” qui ajoutent à la beauté stylistique de cette phrase courte mais qui vaut son pesant de cacahuètes.

QUESTIONS DE VIE, QUESTIONS DE MORT
Après ces considérations d’ordre technique, passons à une approche moins problématique.
Sur le plan thématique, le texte s’organise selon deux axes (comme nous l’avons vu pour la spatialité).
Thèmes liés à la vie
– Vie sociale et politique : riches et pauvres, monde du travail, répression policière…
– Vie urbaine : rapports de domination / rapports d’entraide, lieux de rencontre et d’échange (café, restaurant…), commerce, petits métiers
– Amour
– Amitié
Thèmes liés à la mort
– Le cimetière avec la forêt enchantée qui le précède (« le paradis »), ses abords immédiats (marché, lieu de rencontre et d’échange) et le lieu lui-même où reposent les chers disparus.
– L’Histoire (qui, en réalité, est à la charnière de la vie et de la mort) : les événements et personnages historiques qui émaillent le récit ; les différentes sections du cimetière où sont enterrés les représentants des multiples communautés qui se sont croisées à Oran.

POURQUOI AI-JE (BEAUCOUP) AIME TIMLILIT N TƔERMIWIN ?
J’ai lu ce roman deux fois : la première fois en 2023 (je venais de l’acheter dans une librairie à Bgayet à l’occasion de l’un de mes fréquents retours au pays) pour le simple plaisir de la lecture, la deuxième fois en 2024 en vue d’un article pour TANGALT. Et je n’exclus pas une troisième lecture dans quelques années comme il arrive de le faire pour certaines œuvres de Feraoun ou Kateb, Proust ou Shakespeare.
A quoi cela tient-il ? Au simple plaisir de la lecture, naturellement. Néanmoins, rétrospectivement, et là, c’est le romancier, et non plus le lecteur, qui s’exprime, je m’aperçois que mon premier roman en kabyle, Lpari m leqwas (2021) est bâti sur le même principe que Timlilit n tɣermiwin : un personnage qui déambule à travers une ville et un récit qui se développe progressivement. Dans mon cas, nous avons le jeune Mennad qui traverse Paris ; dans l’autre, c’est Yidir qui traverse Oran. Dans Lpari m leqwas, je ne savais pas où mon personnage allait me mener, aucun plan pré-établi. Pour Timlilit n tɣermiwin, je ne sais pas si Benaouf avait mis en place un plan pour son récit.
Une différence : dans ma première expérience romanesque en kabyle, les choses démarrent à Paris mais il y a de fréquents va-et-vient avec le pays (Kabylie, Hoggar, Tassili n Ajjer…) alors que chez Benaouf, les événements se déroulent dans leur quasi-totalité à Oran.
En tant qu’écrivain, c’est donc la modernité de l’écriture romanesque qui explique le charme qu’exerce sur moi le roman de l’enfant d’Ighil-Ali et d’Oran. Modernité qui doit probablement à une Virginia Woolf et, plus généralement, à ce qu’on désigne par le « flux de conscience » basé sur le courant continu des pensées et sensations d’un personnage plutôt que sur les actions du récit, procédé novateur mis en pratique par les romanciers anglo-saxons au début du 20ème siècle.